Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Retour à Homère

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D’un côté nous vivons actuellement une effroyable tragédie. Et je ne pense pas tellement à l’aspect sanitaire de cette tragédie. Bien qu’Annie et moi soyons en première ligne, particulièrement vulnérables. Et que ce serait quand même bête de mourir à cause d’un pangolin du marché de Wuhan ! Mais comme on le dit quelque part, on mourrait bêtes, mais on mourra quand même ! Non c’est l’après, c’est la grande crise économique et sociale qui va suivre et dont la plupart des gens n’ont toujours pas compris l’importance, surtout en France. Sinon on ne passerait pas son temps à faire de la politique politicienne… 
Mais d’un autre côté on n’y peut rien. Impuissants. Inquiets bien sûr pour nos proches, nos enfants et encore plus pour nos petits-enfants. Mais pas vraiment pour nous. Je pense qu’il nous restera assez de sous jusqu’au jour de notre mort plus si lointaine. Et que le confinement dans notre grande maison et notre jardin des bords de l’Alzette est tout-à-fait supportable. Même s’il va durer jusqu’à ce qu’on trouve un vaccin. Donc jusqu’au deuxième semestre 2021 ! 
C’est que ce confinement a un aspect étrange : le Temps semble aboli. Demain sera comme aujourd’hui et après-demain comme demain. On ne voit plus de limite au Temps. On ne le voit plus couler. Alors on peut commencer plein de choses, des choses qu’on n’aurait pas osé commencer en Temps ordinaire par crainte de manque de Temps. Des études, des travaux qu’on entame en prenant son Temps. Et des lectures de longue durée. Délicieusement longues… 
C’est ainsi que je me suis mis à relire Homère. D’abord l’Iliade, puis l’Odyssée. Bien sûr, je les avais déjà lus. Mais il y a bien longtemps. Même traduit quelques extraits. Car j’avais fait du grec jusqu’au Bac, au premier. Même eu une mention Bien. Mais alors j’avais eu le malheur de voir dans l’espace. En première. La géométrie dans l’espace. Et mon Prof de Math m’a dit : arrêtez avec les Lettres. Cela ne mène à rien. Il faut faire Mathélèm. Et en Mathélèm il m’a dit : il faut faire la taupe, il faut faire ingénieur et ainsi gagner votre vie correctement. C’est ce que j’ai fait. Ai-je eu tort ? Je n’en sais rien. Je n’étais pas le seul. Je crois que dans notre Promo à Centrale il y avait bien 3 ou 4 autres pelés qui avaient fait Latin-Grec également. Et puis je ne vais pas pleurer là-dessus maintenant. De toute façon je n’ai jamais délaissé la littérature. Et gardé quelques notions de grec, sais lire le grec moderne sans le comprendre sauf quelques mots de temps en temps. Et un jour à Athènes, lors d’un voyage professionnel (Le Nickel français voulait construire une aciérie en Grèce, je ne sais plus où ni pourquoi), étant libre en fin de matinée, je prends un taxi et je lui dis : Thalassa ! Comme ont crié les fameux restes des Dix Mille découvrant l’Hellespont, de retour de Perse. Vous savez, c’est dans l’Anabase de Xénophon dont on a dû se taper bien des morceaux à traduire (mais en cherchant bien, certaines phrases étaient traduites dans le Dico, le grand Bailly). Ont-il crié Thalassa, Thalassa ou Thalatta, Thalatta ? Je ne sais plus. En tout cas mon chauffeur de taxi, lui, a compris et il m’a amené au port du Pirée ! J’étais drôlement fier. Et puis je me suis régalé dans une taverne du port d’un poisson grillé à la plancha, arrosé d’un mélange chaud de jus de citron et d’huile d’olive, et même bu un peu de leur amer résiné. 

C’est un peu par hasard que j’avais acheté, en janvier, ce gros pavé intitulé Tout Homère (sous la direction d’Hélène Monsacré, édit. Albin Michel/Les Belles Lettres, 2019). Alléché par un article paru dans le Monde des Livres du 20 décembre 2019, intitulé : Homère, tel un demi-dieu, et signé Nicolas Weill. Un pavé de près de 1300 pages qui comprend en plus de l’Iliade et de l’Odyssée de nombreux fragments d’un Cycle troyen, diverses Vies d’Homère et deux pièces comiques, l’une connue, le Combat des grenouilles et des rats, l’autre qui l’est moins, Margitès, « crétin vorace, impuissant et paresseux » qui devrait intéresser les anthropologues (parce qu’il rappelle le fameux trickster d’autres cultures). Mais les fragments, eux, sont tellement courts et tellement incomplets qu’on se demande ce qu’ils viennent faire dans cette publication destinée, si j’en crois le journaliste qui a écrit l’article, au « grand public ». 
J’ai bien sûr, d’autres versions de l’œuvre d’Homère dans ma bibliothèque. D’abord deux livres anciens, magnifiquement reliés et illustrés (mais aux pages pas mal jaunies, hélas), consacrés aux très belles traductions d’un érudit du XIXème siècle, Eugène Bareste. Voir : Eugène Bareste : Homère : Iliade, traduction nouvelle, Lavigne, libraire-éditeur, Paris, 1843 et Eugène Bareste : Homère : Odyssée, traduction nouvelle, Lavigne, libraire-éditeur, Paris, 1842. Et puis deux ouvrages plus scolaires, l’Iliade traduite par Eugène Lasserre et l’Odyssée par Médéric Dufour et par Jeanne Raison qui a terminé la traduction (après le décès de Dufour). Ces deux livres ont été édités chez Armand Colin et imprimés en 1952 et 54, mais les traductions sont probablement plus anciennes et ont dû être réalisées vers 1934. 
Dans Tout Homère la traduction de l’Iliade est une traduction nouvelle, de quelqu’un qui est, paraît-il, l’un des plus grands spécialistes français d’Homère contemporains (Judet de la Combe) et qui a choisi d’en faire une transposition en vers libres mais admirablement balancés et propres à être lus à voix haute, une version orale comme il se doit pour une œuvre longtemps chantée par des aèdes. Pour l’Odyssée les éditeurs ont choisi de reprendre la très belle traduction en prose rythmée du grand Victor Bérard (1864 – 1931. La première édition de sa traduction date de 1924), un passionné de l’œuvre qui n’a jamais cessé de chercher à la creuser et à découvrir la réalité derrière les étapes de l’aventure méditerranéenne de son héros. C’est ainsi qu’il avait déjà commencé à se demander, dès les premières années 1900, quels liens pouvaient exister entre l’auteur, ou les auteurs, de l’Odyssée et les Phéniciens, voir : Victor Bérard : Les Phéniciens et l’Odyssée, en 2 volumes, 1902-1903. Un ouvrage qu’il a entièrement revu en 1927 et republié chez Armand Colin, avec de nombreuses cartes en hors-textes, les deux tomes ayant pour titres : Les îles de la très verte (il paraît que c’est le nom que les Egyptiens donnaient à la Méditerranée) et Mer Rouge et Méditerranée, livres qui se trouvent dans ma Bibliothèque. Et puis il n’a pu s’empêcher d’aller voir sur place, essayer de découvrir où cet Ulysse a bien pu passer, dans cette Méditerranée occidentale qui faisait tellement peur aux Grecs, et publier un ouvrage encore plus célèbre (mais que je n’ai pas) : Les navigations d'Ulysse en 4 volumes : I. Ithaque et la Grèce des Achéens ; II. Pénélope et les barons des îles ; III. Calypso et la mer de l'Atlantide ; IV. Nausicaa et le retour d'Ulysse, Armand Colin, 1927-1929. Depuis lors beaucoup de monde est allé naviguer sur ses traces, ou plutôt sur celles d’Ulysse. En ce moment on a un écrivain voyageur qui en fait le tour avec son voilier, en suivant Ulysse, et passe à la télé avec ses images (le premier épisode m’a d’ailleurs paru plutôt nul). Et un ami internaute, Claude S., m’a indiqué un livre récent qui me paraît intéressant mais que je n’ai pas encore pu acheter pour cause de confinement : Daniel Mendelsohn : Une odyssée. Un père, un fils, une épopée, Flammarion, 2017. Encore un, un Américain, qui a navigué sur les traces de notre Ulysse ! Mais, de toute façon, on ne peut pas tout lire sur Homère et sur l’Odyssée. On a tellement étudié, disséqué son œuvre. Cherché aussi les liens avec les mythes et légendes comme cet autre érudit, Gabriel Germain, dont j’ai également dans ma bibliothèque son livre majeur : Genèse de l’Odyssée – Le fantastique et le sacré, Presses universitaires de France, 1954. Mais fi de tous ces érudits. J’ai eu envie de me laisser aller tout simplement à la lecture, à la jouissance du texte, de sa beauté, de sa poésie. Et c’est ce que j’ai fait. 

En commençant par l’Iliade. Par une surprise : car je ne me souvenais plus que le poème ne couvrait qu’une courte période de cette guerre censée durer dix ans : la période de la colère d’Achille. Ou plutôt de sa bouderie. Des grands enfants ces héros ! Une histoire de femme. Ou faut-il dire d’esclave sexuelle ? Car à chaque rapine les guerriers grecs se partageaient les femmes. Prises de guerre. Le grand Agamemnon s’était pris Chryséis, fille d’un grand-prêtre, et avait refusé de la lui rendre, même contre une forte rançon. « Je ne libérerai pas ta fille. Avant, la vieillesse la prendra dans notre maison d’Argos… tournant autour du métier et prête devant mon lit » (traduction Judet de la Combe. «… tissant la toile et venant dans mon lit », traduit de manière plus explicite Eugène Lasserre). « Je la préfère même à Clytemnestre, ma femme légitime », dit-il encore un peu plus tard à ses compagnons d’armes. Pas étonnant que Clytemnestre va le tromper et qu’il sera tué par son amant (bien fait !). Mais voilà que les dieux frappent les Grecs d’une pandémie (comme nous en ce moment), de la peste. Et qu’il doit rendre sa prisonnière pour calmer leur colère. Alors il va demander en compensation que le divin Achille qui l’a insulté lui cède sa Briséis. Achille cède mais jure aussi de ne plus combattre pour les Grecs. Le grand drame commence. 
L’Iliade est une épopée d’hommes, de combats, de violence d’où les femmes sont absentes (à part les esclaves sexuelles, aux noms si proches, Chryséis et Briséis) alors même que le prétexte officiel de la guerre (mais je n’en crois rien) est l’enlèvement d’Hélène dont on ne sait pas très bien si elle était consentante ou pas… On la reverra dans l’Odyssée où elle est à nouveau l’épouse de Ménélas qui a l’air content (alors qu’elle a partagé la couche de Pâris-Alexandre pendant deux décennies !). Pas rancunier, Ménélas. Dans les romans grecs de la période post-classique on l’aurait dite « souillée ». Les Troyens n’ont pas l’air de l’aimer beaucoup, cette belle Hélène qui a apporté le malheur à la ville. Seul le grand Hector semble avoir pitié d’elle alors qu’il trouve le bellâtre Pâris plutôt lâche, lui qui combat avec un arc et des flèches, à l’arrière, loin des corps à corps des guerriers valeureux. 
Il n’y a qu’une femme pour laquelle le poète de l’Iliade semble avoir une certaine considération, c’est Andromaque. Très belle scène dans le Chant VI quand elle cherche à retenir encore Hector près des remparts, lui demande de calmer sa colère (« Possédé du démon, la rage te détruira »), lui dit qu’il est tout pour elle car elle a déjà tout perdu, ses parents, ses frères, son peuple : 
« Hector, tu es donc pour moi père et puissante mère, 
Et frère de sang, et tu es l’homme florissant mon lit. 
Aujourd’hui, prends donc pitié et reste sur la tour ! 
D’un enfant ne fais pas un orphelin et d’une femme une veuve. » 
Très beaux vers aussi ceux d’Hector qui connaît son destin et le destin de Troie et qui pleure plus sur sa femme et son fils que sur le peuple troyen. Sur toi, Andromaque, « quand un Achéen au manteau de bronze/t’emmènera en pleurs ». « Qu’une pluie de terre vienne cacher mon corps défunt/avant que je n’aie connaissance de tes cris et de ton enlèvement ». 
Belle scène encore avec l’enfant Astyanax porté par la nourrice mais qui a peur du guerrier quand celui-ci veut l’embrasser, ce qui fait éclater de rire ses parents. Alors Hector enlève son casque, embrasse l’enfant et le met « dans les mains de son épouse bien-aimée. Elle le reçut sur son sein parfumé, en un rire qui pleurait. L’époux eut pitié de la voir ». 
C’est la grande scène de l’adieu d’Andromaque à Hector. Car elle ne le verra plus. C’est au héros mort, peut-être déjà traîné dans la poussière, accroché au char du sauvage Achille, qu’elle s’adresse encore dans le Chant XXII, avant de se pencher sur son cadavre, enfin rendu à Priam, dans le Chant XXIV, le dernier, et d’entamer la plainte funèbre ! Rien d’étonnant que des dramaturges se soient encore penchés sur le triste sort de cette femme admirable. Euripide bien sûr. Et notre Racine. 
Ce qui réveille un autre souvenir. C’était en classe de 4ème, je crois. Nous étudiions la pièce de Racine et notre Professeur de français nous propose une rédaction. Sujet : Andromaque se rend sur la tombe d’Hector, s’adresse à lui dans son malheur (faut-il épouser Pyrrhus, pour sauver Astyanax ou refuser pour époux le fils de cet Achille qui a tué Hector). Alors j’ai réussi à composer un très beau dialogue entre la veuve et le mort. Qui a tellement épaté mon Prof qu’il a lu ma rédaction devant toute la classe. Ce fut mon premier succès littéraire reconnu. Ce fut aussi le dernier, hélas… 
Mais l’Iliade n’est pas seulement une histoire d’hommes. Il y a aussi les dieux qui n’arrêtent pas de se chamailler et d’intervenir dans les combats. Une fois ce sont ceux qui supportent les Grecs qui descendent aider les leurs et les Troyens sont battus. Une autre fois ce sont les dieux supporters des Troyens qui prennent le dessus et les Grecs sont obligés de prendre leurs jambes à leurs cous et de revenir à leurs bateaux. Et Zeus laisse faire. Cela l’amuse. Il sait très bien qu’à la fin Troie périra, puisqu’il l’a décidé, mais il a envie que le spectacle dure. Il se moque des malheurs des uns et des autres. C’est un peu l’impression que j’ai quand j’observe la situation de notre monde d’aujourd’hui (et de celui d’hier). Qu’il y a un Zeus là-haut qui se rit des malheurs des hommes. Ou plutôt de leur incommensurable bêtise… 

Oui, j’avoue : à ma grande honte, malgré ses vers admirables, la lecture de l’Iliade m’a un peu lassé. Mais alors, dès que j’ai entamé l’Odyssée, quel bonheur ! D’abord on change de combats, d’adversaires : on ne se bat plus contre d’autres guerriers humains, ses semblables, mais contre des monstres, des êtres mythiques, de contes et de légendes : la magicienne Circé, le cyclope Polyphème, les Lotophages, les Sirènes, la terrible Scylla et d’autres encore. Ensuite les femmes sont là. Et quelles femmes : Circé, Calypso, Nausicaa et aussi la fidèle entre les fidèles, Pénélope. On y reviendra. Longuement. Pour mon plaisir. Et puis il y a aussi la forme du poème. Il faut quand même en parler même si j’ai dit que je voulais laisser de côté les érudits. Or la forme de ce poème est tout-à-fait étonnante. Oserai-je dire moderne ? Non, mais, en tout cas, très différente de celle de l’Iliade, même si les fameux hexamètres anciens sont les mêmes. C’est que les chants de celui-ci se suivent dans un ordre chronologique parfait. Chronologie de l’action. Alors que l’Odyssée connaît de nombreux changements de lieux, d’actions et de conteur. Et de très artistiques retours en arrière. 
Ainsi les 4 premiers Chants nous présentent la vie à Ithaque, de Pénélope assaillie par les fameux « prétendants » et du jeune Télémaque sorti d’enfance et qui va se rendre dans les îles voisines rencontrer d’anciens héros de la guerre de Troie, Nestor, Ménélas et même Hélène. Qui vont nous en parler de la guerre, de faits qui ne sont pas rapportés dans l’Iliade, d’une incursion d’Ulysse, déguisé en mendiant, dans la ville, du fameux cheval de bois, aussi. Et cela permettra même à Hélène de parler enfin de ses états d’âme à l’époque. Et cela aussi est intéressant et vaut la peine d’être étudié. Plus tard, quand je parlerai des femmes. 
Puis le Chant V nous transpose subitement dans l’île de Calypso où Ulysse est gardé prisonnier par la nymphe depuis sept ans, alors que le messager Hermès vient de la part de Zeus lui ordonner de le laisser partir. 
Les 3 Chants suivants, VI à VIII, racontent l’arrivée et le séjour d’Ulysse chez les Phéaciens dont le Roi a pour fille la belle Nausicaa. 
Puis viennent 4 Chants, IX à XII, qui font un retour en arrière. Sur ce qui est arrivé à Ulysse avant d’arriver chez Calypso. Cette année terrible de navigation au cours de laquelle il a perdu tous ses compagnons. Et là ce n’est plus le poète qui parle mais c’est Ulysse lui-même qui raconte cette histoire. Au Roi des Phéaciens et à son entourage. Ce qui présente un grand avantage : l’homme se dévoile lui-même par son discours. Et on constate que le héros a ses faiblesses. Un peu trop sûr de lui, même un peu vantard, ce qui peut lui jouer de fort méchants tours (comme quand il insulte de loin le Cyclope borgne en disant son nom, ce qui va déchaîner la colère de Neptune et entraîner la perte de son bateau et de son équipage et son long exil de chez lui). Et qu’il n’a pas toujours su contrôler ses hommes et qu’il porte peut-être une certaine responsabilité dans leur mort. 
Et puis à partir du Chant XIII jusqu’au dernier, le Chant XXIV, on revient au récit principal, c’est de nouveau le poète qui raconte, Ulysse rejoint enfin Ithaque, déguisé, uniquement reconnu par son vieux chien et après une longue préparation, finit par massacrer tous les prétendants et retrouver sa femme et son lit. 

Mais ce long poème livre aussi un portrait d’Ulysse qui en fait un héros unique. On savait déjà qu’il dépassait ses compagnons par sa ruse (nos profs n’arrêtaient pas de nous répéter qu’Odysseus était polytropos, Ulysse aux mille ruses, disaient-ils), ruse que j’appellerais volontiers intelligence. Il en fait étalage à de nombreuses occasions, aussi bien dans l’Iliade que dans l’Odyssée. D’ailleurs pour inventer le cheval de Troie il faut plus que de la ruse, il faut de l’imagination ! 
Mais c’est aussi un guerrier qui vaut les autres Grecs les plus valeureux. Après la mort d’Achille ils sont deux à être jugés dignes de recevoir ses armes, lui et le grand Ajax. Et c’est à Ulysse que les armes sont attribuées. Ajax en est tellement outré qu’il se suicide. Il lui en veut encore quand son âme apparaît avec les autres morts sortis de l’Hadès au pays des Cimmériens (Chant XI) et refuse de lui parler. A l’agora des Phéaciens Ulysse lance le disque plus loin que tous les champions des jeux locaux (Chant VIII). Et de retour à Ithaque c’est encore Ulysse qui bande sans effort le grand arc, cadeau d’Iphitos, fils du grand Eurytos, alors qu’aucun des prétendants n’y arrive (et c’est avec cet arc et ses flèches qu’il va massacrer tous les prétendants) (Chants XXI et XXII). 
Mais si Ulysse surpasse tous les héros grecs par sa force (sauf Achille) et par son intelligence, il les surpasse aussi par une autre qualité : il est aimé des femmes. Et il aime les femmes. 

Dès le début de l’Odyssée une femme paraît. Qui nous fait d’improbables confidences. C’est Hélène. Télémaque, à la recherche d’informations sur son père, arrive à Lacédémone, terre de Ménélas et de son épouse retrouvée Hélène (Chant IV). Quand Télémaque s’est fait connaître tous pleurent Ulysse et évoquent son souvenir. Et voilà qu’Hélène raconte un épisode curieux. Ulysse s’était introduit dans la ville (pour espionner) et pour mieux se cacher s’était tailladé le visage et s’était habillé de guenilles. Mais Hélène l’avait reconnu, lui jure de ne pas révéler sa présence aux Troyens et Ulysse lui confie ses plans. Alors, dit-elle, « c’était la joie que j’avais dans le cœur ! Déjà mes vœux changés me ramenaient ici, et combien je pleurais la folie qu’Aphrodite avait mise en mon cœur pour m’entraîner là-bas, loin du pays natal, et me faire quitter ma fille, mes devoirs d’épouse et un mari dont la mine ou l’esprit ne le cède à personne ! ». J’en conclus deux choses : d’abord qu’Hélène était bien consentante lorsque Pâris l’enlève (même si elle semble dire que ce n’est pas sa faute mais celle d’Aphrodite. On voit que les dieux ont leur utilité !) ; et, ensuite, que c’est la vue d’Ulysse qui l’a rendue incapable de le trahir et, même, l’a fait changer de « vœux ». Aucune femme ne peut lui résister. Même Hélène. Et pourtant souvent femme varie. Ménélas n’est pas dupe. Et raconte la suite : alors qu’ils étaient tous assis à l’intérieur du cheval, Hélène survient, en fait trois fois le tour, tape sur son flanc et appelle les guerriers grecs par leur nom. Et c’est encore Ulysse qui les empêche de répondre à la femme perfide !
 
Puis il y a Circé. Quand Ulysse débarque avec son dernier bateau sur l’île Aiaié, où demeure la déesse Circé aux belles boucles (Chant X), il envoie un groupe de ses compagnons en reconnaissance et Circé, de sa baguette de magicienne, les change en pourceaux. Ici, Ulysse, malgré sa belle prestance, n’aurait probablement pas échappé au sort de ses hommes si Mercure n’était pas intervenu et lui avait remis l’herbe qui le met à l’abri des sorcelleries de Circé. Mais dès qu’elle a compris qu’il avait réussi à résister à sa magie et qu’il était le célèbre Ulysse « aux mille tours », elle est conquise : « Allons ! c’est assez : rentre au fourreau ton glaive et montons sur mon lit ; qu’unis sur cette couche et devenus amants, nous puissions désormais nous fier l’un à l’autre ! ». Mais le rusé Ulysse, prévenu par Mercure qu’une fois nu, la déesse pourrait lui prendre « sa force et sa virilité », la fait d’abord rechanger les pourceaux en humains et « jurer le grand serment des dieux » qu’elle n’entreprendra plus rien contre lui et ses hommes. Et c’est seulement alors qu’il va « monter sur le lit somptueux de Circé ». Et y monter toutes les nuits pendant une année entière, jusqu’à ce que paraisse l’aurore aux doigts de roses…
 
Quand Ulysse est jeté sur les rivages de l’île Ogygie, où habite Calypso, « la déesse bouclée à la terrible ruse », il est seul, il a perdu tous ses compagnons et son dernier bateau. Et comme il le raconte au roi et à la reine des Phéaciens, « cette fille d’Atlas m’accueillit, m’entoura de soins et d’amitié, me nourrit, me promit de me rendre immortel et jeune à tout jamais ; mais au fond de mon cœur je refusais toujours » (Chant VII). Il y reste sept ans. Oserai-je dire comme un esclave sexuel ? Oui, j’ose, puisque le poète, au Chant V, relatant la visite de Mercure, l’envoyé de Zeus, sur l’île Ogygie, montre Ulysse assis en pleurs sur le Cap, les yeux fixés sur la mer (l’illustrateur de ma traduction de Bareste, Théodore Devilly, le montre nu et c’est vrai : à quoi bon s’habiller encore quand on est un esclave sexuel ?). « C’est qu’il ne goûtait plus les charmes de la Nymphe ! La nuit, il fallait bien qu’il rentrât près d’elle, au creux de ses cavernes : il n’aurait pas voulu ; c’est elle qui voulait ! ». C’est assez explicite, non ? Et un beau retournement des sexes entre l’Iliade virile et l’Odyssée avec ses femmes. Et je n’ai pas besoin de vous expliquer, je pense, le symbolisme de la grotte de Calypso…
 
Mais, il y a encore une autre façon de voir les choses. Calypso l’exprime en se plaignant à Mercure. Il y a une injustice faite aux femmes. Tant de dieux ont aimé des mortelles alors que chaque fois qu’une déesse tombe amoureuse d’un mortel, les dieux en sont jaloux et interviennent pour casser le lien. « Que vous faites pitié, dieux jaloux entre tous ! », dit-elle, « ô vous qui refusez aux déesses le droit de prendre dans leur lit, au grand jour, le mortel que leur cœur a choisi pour compagnon de vie ! ». Et elle donne de nombreux exemples. « Aujourd’hui c’est mon tour : vous m’enviez, ô dieux, la présence d’un homme ! de ce mortel, que j’ai sauvé quand, sur sa quille, tout seul, il m’arriva ! ». N’est-ce pas un cri féministe avant l’heure ? 
Cela me fait penser, je ne sais pourquoi, à la Reine Didon, ou plutôt si, je sais, c’est parce que j’ai depuis un bon moment sur ma table de nuit ce livre de réflexions, Frantumaglia, d’Elena Ferrante, l’auteure du Quatuor napolitain, l’Amie prodigieuse, qui la cite souvent. Je crois d’ailleurs qu’elle en parle déjà dans son roman mais je n’ai pas retrouvé la citation. La Ferrante qui se révèle dans Frantumaglia comme une femme passionnante et érudite (je ne comprends pas l’importance qu’attachent certains à connaître son nom véritable puisque là elle se révèle entièrement, sa pensée et sa personnalité !) est d’abord intéressée par la Phénicienne parce qu’elle est la seule femme, dans la réalité comme dans la fiction, à avoir créé une ville. Et quelle ville : Carthage ! Et avec quelle astuce (on lui offre un lopin de terre « qui se tient dans une peau de bœuf » et elle coupe la peau en lanières si fines que, cousues ensemble, elles vont contenir une terre immense) ! Et avec quelle vision : créer une ville d’où la guerre est exclue, une ville qui est l’opposée de sa ville d’origine, Tyr, où son frère a tué son époux ! Mais la Ferrante est aussi intéressée par son amour malheureux (voyez le Chant IV de l’Enéide : on le trouve sur le net). Enée arrive (on est toujours dans l’histoire de Troie) et la reine Didon en tombe éperdument amoureuse. Mais Enée a un but, un destin, créer lui aussi une ville : Rome, héritière de Troie. Alors il part, malgré toute la tendresse, ou même l’amour, qu’il a pour Didon. Et Didon, en grand secret, sacrifie son magnifique projet de ville, sa sœur qui l’aime, va sacrifier sa vie. Et Elena Ferrante en est choquée, elle ne la comprend pas. Virgile, lui, en fait un symbole : la mort de l’amour va créer la haine et sera l’origine lointaine de la guerre entre les deux villes et c’est ainsi que la ville d’Enée va raser plus tard jusqu’aux fondations la ville de Didon (les Italiens ont probablement une meilleure connaissance de la littérature latine que nous. Leur langue est plus proche du latin et, au fond, c’est leur littérature à eux, ancienne mais italienne). Mais ce n’est là que de la fiction (le nationalisme romain de Virgile). La réflexion d’Elena Ferrante nous amène à nous poser d’autres questions. Car ce qui nous importe dans cette histoire c’est le destin de Didon. Est-ce que les femmes ont (ou avaient, puisqu’aujourd’hui elles ressemblent tellement aux hommes) l’amour plus profond, plus entier, que les hommes ? Au point de tout sacrifier pour cet amour, même leur vie ? Est-ce lié à leur sexualité ? Est-ce une injustice ? Une injustice imposée par Zeus ? 
Et on revient à Calypso. Comment a-t-elle vécu après le départ d’Ulysse ? A nouveau seule dans son île. Comment combler un tel manque ? Le manque d’un tel homme ? Mais la grande différence entre Didon et Calypso c’est que l’une est mortelle et l’autre immortelle. Ce qui fait une sacrée différence dans la conception que l’on peut avoir de la vie… 

Quand Ulysse échoue à l’île des Phéagiens, celle de Nausicaa, il est nu comme l’enfant qui vient de naître. Son radeau a été fracassé contre les rochers, toutes ses affaires et provisions perdues et, dans la mer déchaînée il s’est débarrassé de tous ses habits. Finalement il arrive à nager jusqu’à l’embouchure d’un fleuve, y entre puis ressort sur sa rive et, après avoir recouvré ses forces, monte sur une colline et se couche à l’abri d’un olivier. Le lendemain matin Nausicaa, fille du Roi, vient au bord du fleuve avec ses suivantes, laver ses plus beaux habits, se baigner et s’amuser (Chant VI). Ulysse, réveillé par les cris joyeux des jeunes filles, descend de sa colline, voilant « sa virilité » avec « un rameau bien feuillu », fait peur aux suivantes, seule Nausicaa reste qu’il charme avec son discours : « Je suis à tes genoux, ô Reine ! que tu sois déesse ou mortelle !... tu dois être Artémis, la fille du grand Zeus : la taille, la beauté, l’allure, c’est elle !... Mes yeux n’ont jamais vu ton pareil, homme ou femme ! ton aspect me confond… ô femme, je t’admire ; mais je tremble : j’ai peur de prendre tes genoux… ». Alors Nausicaa commande à ses suivantes de le conduire au bain, lui donner robe, huile odorante et de quoi manger et boire. Et quand il revient du bain ce n’est plus par ses paroles que le divin Ulysse captive la jeune vierge mais par son aspect : « il était rayonnant de charme et de beauté ». Ensuite elle lui indique le chemin pour entrer dans la ville, lui demande de la suivre, mais de loin, pour ne pas la compromettre… 

Finalement Ulysse arrive à Ithaque où l’attend depuis vingt ans la fidèle Pénélope. Et curieusement elle ne le reconnaît pas. Alors que son vieux chien se traîne vers lui, sur le point de mourir, et voit bien que c’est son maître sous les haillons du mendiant. Le poète pense-t-il que l’instinct du chien est meilleur que celui de la femme ? Mais même alors qu’elle l’a vu combattre avec toute sa vigueur revenue, débarrassé de ses hardes, et les massacrer tous, les prétendants arrogants, même les moins méchants, elle semble garder un léger doute et lui pose un piège. Une histoire de lit qu’on aurait déplacé. Alors qu’Ulysse l’avait inséré dans un olivier qui traversait sa maison. Mais tout finit par s’éclaircir. Enfin « il tenait dans ses bras la femme de son cœur, sa fidèle compagne ! ». Et elle : « ses bras blancs ne pouvaient s’arracher à son cou ». Tous les deux versaient des pleurs. Pendant ce temps-là « la nourrice Euryclée… leur préparait le lit à la lueur des torches ». Et enfin les conduisit, torche en mains, dans leur chambre « et revint, les laissant au bonheur de retrouver leur couche et ses droits d’autrefois ». 

Je ne sais pas ce qu’en pensent les érudits. De toute façon j’ai dit dès le début que je ne voulais pas les consulter. Mais il me paraît évident que les deux grands poèmes homériques diffèrent profondément sur de nombreux points. Forme, je l’ai dit. Thèmes : les monstres, les mythes et légendes du début de la pérégrination d’Ulysse, les dangers de la mer et l’inconnue de sa partie occidentale (les Achéens n’étaient pas des marins au départ comme les Phéniciens et les Crétois. Ils ont dû s’y faire à la mer, la découvrir progressivement). On pourrait aussi dire qu’à la base de l’histoire de l’Iliade il y a une femme infidèle et que l’Odyssée commence et finit avec une femme restée fidèle (et cette opposition est soulignée par le poète lui-même puisque Pénélope, au moment même de s’élancer vers son Ulysse, la mentionne, « la fille de Zeus, Hélène l’Argienne » qui a « donné son lit à l’homme de là-bas » et a commis « cette faute maudite, qui fut… cause de tant de maux ! »). Mais je crois surtout que la différence entre les deux poèmes c’est bien la place donnée aux femmes. Dans l’Iliade elles sont pratiquement absentes. Ou dévaluées, à part Andromaque. Alors que dans l’Odyssée elles sont reines. Ce qui donne tout son charme à ce poème magnifique !

Post-scriptum : En continuant ma lecture de Frantumaglia d’Elena Ferrante j’apprends qu’elle avait bien pensé à l’Hélène de Troie en choisissant le prénom (forme italienne d’Hélène) de son nom d’auteure. Et à sa relation avec Léda : comme on sait Zeus avait agressé sexuellement Léda sous la forme d’un cygne, engendrant ainsi la divine Hélène. J’apprends également que la Ferrante, dans son roman Poupée volée que je n’ai pas lu, avait inversé la relation mère-fille, faisant de Léda la fille d’Hélène. D’ailleurs Elena est aussi le nom de l’une des deux amies de la tétralogie L’Amie prodigieuse : son nom complet : Elena Greco, son diminutif napolitain Lenù. C’est elle qui représente l’auteure, elle est écrivaine également. Même si l’auteure préfère visiblement l’autre héroïne, Lila. Celle qui ne cède jamais. Insubmersible, incorruptible, impossible à soumettre. Elena Ferrante a également un problème avec sa mère, problème visiblement jamais résolu et qui apparaît presque dans tous ses romans. Or elle raconte une variante de la légende de Léda et du Cygne que je ne connaissais pas. C’est de Némésis que Zeus aurait été amoureux, et non de Léda, une Némésis qui se serait changée en divers animaux pour échapper au dieu, puis fut surprise alors qu’elle était oie par Zeus transformé en cygne. Le résultat : un œuf rapporté à Léda dont sortit Hélène. Léda n’en est donc que la mère adoptive. Je comprends pourquoi Elena Ferrante s’intéresse à cette version : la fille qui a un problème avec sa mère ne s’imagine-t-elle pas qu’elle n’est pas sa vraie mère ? Or le problème d’Elena semble grave : déjà, adolescente, elle avait été intimement touchée par la terrible phrase que profère Emma Bovary en regardant sa fille Berthe : « mon Dieu, que cette enfant est laide ! ».
Dans Frantumaglia Elena Ferrante associe encore à la reine Didon deux autres femmes de l’Antiquité abandonnées ou trahies par leurs amants : Médée et Ariane. Elle admire tout particulièrement la force de révolte de Didon et de Médée, l’une offrant sa mort à la foule, l’autre massacrant ses enfants ! Je ne suis pas convaincu. Il est vrai que la trahison de Jason est particulièrement odieuse quand on sait tout ce que Médée a commis de crimes pour l’aider à obtenir la toison d’or. Mais Médée est un monstre (je me souviens de la représentation qu’en a donnée, il y a près de vingt ans déjà, notre géniale Isabelle Huppert : son rôle de théâtre le plus flamboyant de toute sa carrière, je crois que c’était à Avignon). Médée n’a rien en commun avec Didon. Quant à Ariane qui a aidé Thésée à tuer le Minotaure et aurait, ensuite, été abandonnée par lui sur une île au moment d’accoucher, les versions divergent. Et celle qui est racontée par Homère dans la scène des âmes mortes dans l’Odyssée n’est pas spécialement favorable à Ariane.
Il n’empêche. Cette Elena Ferrante m’intéresse de plus en plus. Je vais probablement en parler encore.