Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Bouddhisme-Hindouisme

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Nous venons de passer quinze jours au Laos et au Cambodge. Omniprésence du bouddhisme, surtout au Laos, où il paraît peut-être plus naturel, plus simple, plus intégré, véritable symbiose entre moines et population. Au Cambodge il finit par énerver, le culte de Bouddha s’insérant partout, dans les temples d’Angkor, et même au Musée de Phnom-Penh où une adepte vous sollicite pour offrir quelques bâtons d’encens à une des statues du Musée. On est un peu étonné de voir toute cette ferveur religieuse dans des pays qui ont connu aussi longtemps le régime communiste athée. Il est vrai que j’avais déjà fait la même observation en Chine et, dans une moindre mesure, au Vietnam. Difficile pour un étranger de se faire une véritable idée sur le bouddhisme tel qu’il est vécu ici. Il est certain que toute cette vénération de statues de Bouddhas n’a plus grand-chose à voir avec la pensée du fondateur. Et pourtant. Avant de partir j’avais fait le plein d’ouvrages sur la région chez Kailash, l’éditeur de Pondichéry, installé rue St. Jacques à Paris. Dont L’école de la forêt, un itinéraire spirituel lao de Amphay Doré. Un ouvrage autobiographique écrit par quelqu’un qui procède des deux cultures : père français, mère lao, naissance à Luang Prabang, la ville aux soixante-cinq pagodes, études en France, Sorbonne, doctorat, ethnologue au CNRS, et retour au Laos pour se faire moine. Tout en gardant son œil d’ethnologue. Il nous explique le sens profond de cette cohabitation harmonieuse entre communautés laïques et monastiques, ce qu’il appelle un système de don (nourriture) et de contre-don (biens spirituels). Pour lui curieusement les moines représentent la nature, les laïcs la culture. Au monastère tout un chacun peut suivre un processus de spiritualisation qui permet de réduire les tensions liées à la culture (c. à d. la vie matérielle). On peut bien sûr critiquer ce système, parler de moines qui vivent en parasites sur le reste de la société. Il n’empêche : on continue de voir très tôt le matin les moines et moinillons passer en ligne indienne devant les femmes agenouillées qui leur remplissent leurs sébilles de riz et de légumes ou de fruits (l’attaché d’études du CNRS Amphay Doré a déambulé comme les autres). Et on peut assister à la même scène un peu partout au Laos, à Luang Prabang comme en d’autres endroits le long des rives du Mékong. Et les contre-dons des moines ne semblent pas être seulement d’ordre spirituel. Au Laos on instruit les enfants lorsque l’école fait défaut. On fait la charité avec le surplus que l’on a reçu. Et partout les moines n’hésitent pas – on l’a encore vu tout récemment en Birmanie – à sortir de leurs couvents pour prendre la défense de la population. Autre coutume curieuse : on peut se faire moine à titre temporaire, sorte de CDD. Amphay Doré l’est resté deux ans. Le patron de notre hôtel sur l’île de Khong nous a raconté qu’après les funérailles de sa mère il s’est fait raser la tête et s’est fait moine également. «Combien de temps êtes-vous resté au monastère ?» lui avons-nous demandé. «Un jour» nous dit-il. Mais ses cheveux n’avaient pas encore repoussé.
Au Cambodge c’est l’ensemble monumental des sites d’Angkor qui nous poussent à nous interroger sur ces deux religions indiennes, brahmanisme et bouddhisme, qui y ont cohabité, s’y sont succédées, se sont combattues aussi quelquefois. C’est un voyage dans le temps puisqu’aujourd’hui l’hindouisme a disparu et que le bouddhisme a changé de nature. C’est le plus grand bâtisseur d’Angkor, Jayavarman VII, qui a permis au bouddhisme d’y laisser sa marque. Solange Thierry (membre de l’EFEO, conservatrice du Musée de Phnom-Penh, Musée de l’Homme à Paris, prof à l’Ecole des Hautes Etudes) écrit dans Les Khmers (encore un livre réédité par Kailash) : «S’il n’y avait eu à Angkor que le brahmanisme triomphant, la civilisation des rois bâtisseurs eût gardé, certes, un caractère de grandeur, l’auréole de la réussite. Mais parce que le bouddhisme y trouva lui aussi un terrain d’éclosion, les temples nous paraissent soudain œuvres de peine et de ferveur, d’attente et de joie. Ceux qui les ont construits ne sont pas de simples manoeuvres en service commandé, mais des hommes en quête d’une vérité supérieure». Voire. Une aussi grande œuvre n’a pu se faire sans souffrances pour les hommes, ceux qui ont extrait les pierres des carrières, ceux qui les ont transportées à pied d’œuvre, sans compter tous ces riziculteurs et ces pêcheurs qui devaient nourrir toute la cour, l’armée et les brahmanes. Eternelle histoire de l’humanité. Encore qu’il est probable que le bouddhisme ait apporté une certaine douceur, une certaine compassion. Il paraît que Jayavarman VII a créé un grand nombre d’hôpitaux pour le soulagement de ses sujets malades. Tant mieux. Mais même Solange Thierry s’interroge sur ce «sourire khmer» qui tombe du haut des tours du Bayon. Merveilleux Bayon ! Qui restera gravé dans mon cœur. Mais, dit encore Solange Thierry, nous autres Occidentaux avons du mal à associer le sourire bouddhique avec la compassion. «Ce sourire muet, sur des yeux clos… ce sourire khmer, ineffablement satisfait,… ce sourire de l’autre monde qu’est le nirvâna… n’a rien à voir avec la compassion». Cela me rappelle le jugement d’Albert Schweitzer (voir Indian Thought and its development, édit. Hodder and Stoughton, Londres, 1936) : le bouddhisme est négation de vie et il y a contradiction entre éthique et négation de vie.
Ce qui m’a surtout frappé dans le brahmanisme d’Angkor c’est la prééminence de Shiva. J’étais parti avec l’idée qu’il y avait une certaine symétrie entre Vishnou et Shiva dans la fameuse trinité Vishnou-Shiva-Brahma. Et même que l’un était créateur et l’autre destructeur. Ce qui est évidemment faux puisque Vishnou est le conservateur et Shiva celui qui crée et détruit à la fois. Un dieu qui crée, qui danse et qui détruit : un moment j’ai pensé à Loki dont j’ai parlé dans mon Voyage autour de ma bibliothèque à propos de la mythologie scandinave, ainsi qu’au trickster des légendes indiennes d’Amérique du Nord. Tous ces dieux ou héros que l’homme crée à son image. Cet irrationnel dans l’homme dont nous parle Freud dans Unbehagen in der Kultur. Et dont il entretient encore Stefan Zweig, quand ils sont réfugiés tous les deux à Londres, face à la folie qui a envahi l’Allemagne et l’Autriche (voir Stefan Zweig : Le Monde d’hier, édit. Belfond, 1993). «L’instinct élémentaire de barbarie et de destruction ne peut être extirpé de l’âme humaine», affirme Freud. Mais, dit-il encore «ces forces indéracinables sont peut-être nécessaires pour maintenir une certaine tension». L’irrationnel dans l’homme est aussi source d’imagination, de création, de progrès. Mais ce n’est pas exactement ainsi qu’il faut interpréter Shiva. En revenant de mon voyage j’ai été consulter les livres de ma bibliothèque, en particulier un ouvrage en 3 volumes intitulé Hinduism and Buddhism d’un Anglais, Sir Charles Eliot (édit. Curzon Press, Richmond, 1998). Il a cette définition surprenante : le courant shivaïste est scientifique et philosophique alors que celui de Vishnou est émotionnel. «La conception fondamentale du shivaïsme, cette force cosmique qui change, et, en changeant, à la fois détruit et reproduit, est strictement scientifique et contraste avec les sentiments aimants, pathétiques et humains du vishnouisme». Et, dit-il encore, si la vénération de ce principe générateur (le linga) peut nous sembler un peu scandaleux (surtout pour des Anglais, il a écrit sa première version en 1921), on ne peut nier l’incroyable pouvoir que cette force représente dans le monde. L’origine de Shiva est probablement dravidienne, mais le dieu a été adopté par le brahmanisme car «en tant qu’idée et en tant que philosophie, le shivaïsme représente une vérité et une force». Tout ce qui vit est le produit du désir sexuel. Toute vie est la forme transitoire et temporaire d’une force qui n’a ni commencement ni fin, et qui se manifeste continuellement dans des individus qui eux ont un commencement et une fin. C’est cette force qui est le véritable créateur du monde, dit Charles Eliot. Qui réalise à tout moment non seulement ce miracle central de la création de la vie, mais tous ces autres miracles qui l'accompagnent : allaitement, amour maternel, même aux échelons les plus bas des êtres vivants. Mais ce Créateur est aussi le Destructeur. Pas par colère mais par la simple nature de son activité. Tout est changement, tout est évolution. L’œuf est détruit lorsque le poussin en sort. L’enfant n’est plus lorsqu’il s’est mué en adulte. Et pour le changement, le développement et le progrès, la mort est aussi nécessaire que la naissance. Un monde d’immortels serait un monde statique.
Je trouve que la pensée indienne, sur ce plan, nous apporte beaucoup. Je ne suis pas très attiré par la conception de la transmigration, mais derrière cette idée aussi il y a une certaine permanence. Un homme meurt, un enfant naît. Qu’il y ait transmission d’âme ou non, l’important n’est pas là. Ce qui compte c’est que la mort fait place à la vie. Doit faire place à la vie. Comme, dans nos régions tempérées la végétation meurt en hiver pour mieux renaître au printemps et égayer nos yeux avec les nouvelles pousses. Sans la mort, pas de naissance, pas de désir (et de plaisir) sexuel, pas d’amour, pas d’évolution. Dans le Seigneur des Anneaux, Tolkien imagine une fille elfe, immortelle, qui demande à devenir mortelle pour vivre son amour. La mort est vie.
Pour quelqu’un comme moi qui suis nettement plus proche de sa fin que de son commencement, cette vérité est une consolation. Elle permet d’attendre sa mort avec un peu plus de sérénité. Peut-être une mort heureuse, l’euthanasie comme disaient les Grecs (on en parle beaucoup en ce moment). Et éviter ainsi la vision désespérée d’Omar Khayam :
Nous sommes des marionnettes dont le ciel s’amuse à tirer les ficelles.
Nous jouons quelque temps sur l’échiquier de l’existence
Et puis, nous retombons une à une dans la caisse du néant.
 
Ceci étant je ne suis pas pressé. Et je pense comme Zorba : «un homme comme moi devrait vivre 1000 ans !»