Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Ukiyo-e et waka

A A A

Nous avons eu la chance, lors de notre dernier séjour parisien, de pouvoir encore visiter, juste avant qu’elle ne se termine, l’exposition d’estampes japonaises organisée par la Bibliothèque Nationale de France de la rue de Richelieu. J’ai acheté le catalogue de l’expo mais comme il était trop lourd je l’ai laissé dans notre pied-à-terre à Paris. Ce qui suit est donc écrit de mé-moire.
La collection d’estampes japonaises de la Bibliothèque Nationale, écrivait Le Monde en présentant l’exposition (numéro des 4 et 5 janvier 2009), est un des ensembles les plus importants d’Europe : 6000 pièces ! Voire. Leiden en possède 7000. Et Boston, hors concours, 50000 ! Quand on connaît l’intérêt que cet art avait suscité en France à la fin du XIXème siècle et le nombre incroyable de collectionneurs que nous avions alors dans notre pays, je trouve que nos musées ont raté beaucoup d’occasions. C’est ainsi que le Musée National de Tokyo a obtenu par l’intermédiaire d’un collectionneur japonais et d’un marchand d’art londonien la collection du bijoutier français Henri Vever qui, à lui seul, en possédait 7500 !
Quoi qu’il en soit la Bibliothèque en a sélectionné 150 pour son exposition. Et elles sont vraiment bien choisies car la grande majorité de ces estampes ne sont guère connues. On n’échappe pas, bien sûr, à toute une salle de shungas. Rien d’extraordinaire. Toujours ces mêmes sexes monstrueux. Ils étaient déjà bien fanfarons, à l’époque, ces Japonais. « Si ces estampes devaient servir de manuels d’éducation sexuelle aux jeunes filles », plaisante Annie, « elles ont dû être bien déçues quand elles ont été confrontées à la réalité ». A côté de cela bien des surprises heureuses. D’admirables Sharaku. Incroyablement expressifs. Mais le mystère reste entier, semble-t-il, concernant ce peintre du kabuki, apparu soudainement dans toute la force de son génie et qui disparaît moins d’une année plus tard. Et dont on ne sait toujours rien. J’y ai retrouvé aussi avec plaisir des estampes d’animaux d’Utamaro, coqs, grenouilles, des coquillages aussi, estampes que j’avais déjà admirées quand j’avais étudié l’art japonais dans un chapitre de mon Voyage (voir l’art japonais et l’Europe). Très beaux paysages aussi d’Hiroshige, paysages rares de neige. Et une autre estampe qui m’a frappé : des barques que des pêcheurs font avancer avec de longues perches entre des îles où le vent courbe les hautes herbes. Et puis surtout, surtout, les jeunes filles de Harunobu. Mon Dieu, quelle grâce ex-quise ! Dans l’une de ces estampes une jeune fille en chute libre, suspendue à un parasol qui freine sa descente, une jambe toute mince recroquevillée vers le haut, le pied tendu vers l’avant, sous elle le sommet d’un cerisier en fleurs. Va-t-il amortir sa chute ? Une autre : une jeune fille avec son parapluie, secouée par le vent et la pluie, elle a perdu l’une de ses socques en bois, son pied tendu vers l’arrière cherche à la récupérer. Une autre estampe encore : deux jeunes filles sur une plage, elles s’amusent avec un crabe qui cherche à pincer le pied de l’une d’elles. Ou est-ce une estampe d’Utamaro ? Non, je ne crois pas. C’est bien de Harunobu qu’il s’agit. J’en avais déjà fait la remarque dans ma note sur l’art japonais : « les personnages de Harunobu sont romantiques et raffinés… Des amoureux de Peynet… Toutes ces filles ont des minois mignons… ». Si Utamaro est le peintre de la femme, Harunobu est celui des jeunes filles. Utamaro est sensuel, Harunobu sensible et poète.
Plusieurs des estampes exposées comportaient des wakas (poèmes). Alors, comme je suis un fidèle visiteur du forum haïku – tanka – renga de l’ami Patrick Simon de Montréal, coopérant même de temps en temps à sa Revue du tanka francophone, je me suis amusé à les recopier, me demandant si ces wakas pouvaient être considérés comme des tankas. En effet, ils avaient tous, dans leur version japonaise, la forme classique des 5 – 7 – 5 et 7 – 7 syllabes.
Le premier était un waka humoristique. L’estampe était d’Utamaro et intitulée Takashima Ohisa. Il s’agissait d’une jeune beauté célèbre de l’époque qu’Utamaro a dû représenter maintes fois, hôtesse de la maison de thé de ses parents où elle offrait ses charmes (ou les vendait : si quelqu’un est encore assez naïf pour croire que les geishas ne couchent pas…). Et voici le waka :
« Le charme et le thé débordent
Et ne refroidissent jamais
Faites que je ne m’éveille pas
De ce rêve heureux de la nouvelle année
A Takashimaya
»
Le deuxième était tiré du Roman de Genji. L’estampe était d’Isoda Koryûsai, un artiste pas très connu, qui était peut-être élève de Harunobu, en a en tout cas continué l’œuvre, même si ses représentations de bijin (jolies femmes) sont plus réalistes que celles de son prédécesseur. Sa période active s’étend de 1765 à 1780-90. L’estampe en question, intitulée Belle du soir, représente Genji déguisé en vendeur d’éventails (les déguisements de ce prince coureur de jupons - ou plutôt de kimonos - me semblent toujours un peu ridicules), reluquant une belle en tenue négligée à demi cachée derrière un treillis sur lequel grimpe une plante appelée justement Belle-du-soir. Et voici ce waka, extrait, dit le commentaire, du chapitre IV intitulé Yûgao (Belle-du-soir ?) :
« Si vous venez plus près
Pour sûr la reconnaîtrez
Celle que dans l’ombre
Du soir avez entrevue
Fleur de la Belle-du-soir
»
J’ai essayé de retrouver ce poème dans le Roman de Genji mais je ne dispose dans ma bibliothèque que de la traduction anglaise de Seidensticker (voir Murasaki Shikibu : The Tale of Genji, traduction et introduction par Edward G. Seidensticker, édit. Alfred Knopf, New-York, 1990). Je sais que l’histoire de Belle-du-soir est une histoire triste. La figure entrevue par Genji devient sa maîtresse et meurt entre ses bras. Mais je n’ai pas retrouvé le poème sous la forme indiquée ci-dessus. Dans la traduction Seidensticker le chapitre est intitulé Evening Faces. Genji, intrigué par les fleurs (ou plutôt par celle qui se cache derrière elles) demande leur nom. Un serviteur va les cueillir, lui apprend que ces fleurs blanches s’appellent evening faces (visages du soir), une petite fille sort d’une porte latérale et lui remet un éventail blanc sur lequel est inscrit ce poème :
« I think I need not ask whose face it is,
So bright, this evening face, in the shining dew.
»
Pour les ignares qui ne connaissent pas Genji je précise que ce prince est connu comme le shining, le bright, le brillant ! Alors, comme c’est l’usage à la cour des Heian, Genji renvoie un autre poème, celui-ci :
« Come a bit nearer, please. Then might you know
Whose was the evening face so dim in the twilight.
»
Et voilà l’explication du waka de l’estampe et du déguisement de Genji en vendeur d’éventails.
Le troisième waka que j’ai noté se trouvait sur une estampe de Masanobu. Avec cet artiste on en est encore aux débuts de l’Ukiyo-é. Estampes en noir coloriées à la main ou premières es-tampes en deux ou trois couleurs. L’estampe en question, intitulée Marchande de fleurs costumée, est en rose et vert et représente une femme portant une palanche avec deux seaux, l’un rempli d’iris et de pivoines, l’autre de chrysanthèmes. Les premières sont fleurs de printemps, les secondes fleurs d’hiver. C’est ce qui a probablement suscité chez l’artiste la pensée du temps qui passe. D’où ce beau et triste waka qui a déjà tout d’un tanka, qui est, paraît-il de la poétesse Ono no Komachi (du Xème siècle) et qui introduit un nouvel élément, pourtant absent de l’estampe, la pluie, pluie douce et continue qui engendre l’ennui de l’attente et qui flétrit les fleurs :
« La couleur des fleurs
A fini par s’altérer
Sous les longues pluies
Cependant qu’au fil du temps
Vainement je me morfonds
».

Post-scriptum (janvier 2010): Cette note a été revue ultérieurement sur une base plus large à partir des différents catalogues d'expositions; Voir sous Etudes: Ukiyo-e et waka. La même étude avec la reproduction des estampes étudiées est visible sur le site de mon Voyage autour de ma bibliothèque dans Portraits et Compléments (même titre: ukiyo-e et waka).