Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Philip Roth

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En général je me méfie plutôt des écrivains new-yorkais. New-York, pour eux, est le centre du monde. Et comme leurs homologues parisiens ils aiment le clinquant et le superficiel. Beaucoup d’entre eux sont juifs, un peu masos, exhibitionnistes et nombrilistes. Et ont un problème avec le sexe. A moins qu’il ne s’agit là que d’attirer le chaland. C’est pour cela que je préfère les écrivains de la province américaine, Jim Harrison et son Michigan, le merveilleux John Savage du Montana, découvert un peu par hasard, l’ethnologue-explorateur-écrivain Peter Matthiesen, grand défenseur des Amérindiens ou Jonathan Franzen et son chef d’œuvre (tant sur le plan littéraire que sur celui de la critique sociale), Corrections. Et pourtant j’ai fait une exception pour Philip Roth. J’avais lu une critique parue en octobre dans le Monde de son dernier livre traduit en français, Exit le fantôme. Ainsi qu’une interview publiée en même temps et qui en fait un portrait plutôt sympathique. Le sujet du roman est celui de la vieillesse (le retour d’un écrivain vieillissant à Manhattan après des années d’exil à la campagne, la déconvenue d’une tentative amoureuse avec une jeune, les réflexions sur l’âge, la maladie, la mort et accessoirement… l’Amérique). Je vais avoir 75 ans ce mois-ci et les réflexions sur la vieillesse et la mort ne m’effraient pas. D’autant plus que cela ne m’empêche pas de jouir encore de chaque moment qui m’est accordé. Et qu’au contraire la pensée de la proximité de la grande faucheuse augmente l’intensité des joies du moment. Hier soir notre amie May, békée de la Martinique, nous a cité une phrase en créole qu’avait l’habitude de prononcer son grand-père et qui pourrait bien me servir de slogan de vie : « En ba la tè, pa ni plaisi » (en dessous de la terre, fini les plaisirs). Alors comme en novembre on partait pour un long voyage dans l’hémisphère sud et qu’il fallait emmener beaucoup de lecture mais économiser le poids, je suis allé chercher Philip Roth en livre de poche. Je n’ai pas trouvé Exit Ghost, mais deux autres bouquins plus anciens : Everyman (2006) et The Human Stain (2000). Et je me suis vite rendu compte que cela fait un moment que Philip Roth est obsédé par les questions de l’âge : la maladie, la mort.
Everyman, publié en français sous le titre Un Homme, est le plus réussi des deux romans, le plus court aussi (voir Philip Roth : Everyman, édit. Vintage International, New-York, 2007). Cela commence avec l’enterrement du héros et puis on assiste à ses dernières années, et surtout à ses nombreux ennuis de santé. Au cours des 7 dernières années de sa vie il est hospitalisé au moins une fois par an et subit de nombreuses interventions chirurgicales (pontage, chirurgies vasculaires, etc.). Philip Roth s’est bien documenté et ne nous épargne aucun détail. Cela devient un véritable catalogue de toutes les maladies qui frappent les gens âgés. Car à un moment donné le héros de l’histoire – appelons-le Everyman car l’auteur ne lui donne jamais de nom (pour souligner l’universalité de l’histoire ?) – quitte Manhattan, choqué par l’attentat des tours, et rejoint une résidence chic pour gens âgés dans le New Jersey, au bord de l’Atlantique, là où il adorait nager dans les vagues tout au long de sa vie. Et dans la résidence il a amplement l’occasion d’entendre parler des maladies des autres (même Alzheimer) alors qu’il donne des cours de dessin aux autres habitants de la Résidence. Parmi eux une femme le touche particulièrement : elle souffre de migraines terribles et, ayant perdu son mari, n’a plus le courage de résister à ses souffrances. Elle va se suicider aux barbituriques. Et puis Everyman sent le besoin de reprendre contact avec d’anciens amis, des collègues, qu’il a négligés. Il passe des coups de téléphone. Et là aussi la maladie frappe aveuglément. Infarctus, cancer. Après son dernier coup de téléphone : cancer de la prostate, « ils disent que cela se développe lentement, c’est faux, il est même trop tard pour opérer », il constate : « old age isn’t a battle, it’s a massacre ».
Et pourtant on aurait tort de se laisser rebuter par toute cette énumération de misères. Le véritable thème du roman est autre. Et c’est pour cela qu’il m’émeut. L’homme, à l’approche de sa mort, fait le bilan. Et sur ce plan-là le bilan d’Everyman n’est pas bon. Et la mort en devient plus difficile. Sur le plan professionnel il a réussi. Il a travaillé toute sa vie pour une grande agence de publicité. Cela lui a plu. Et il a gagné de l’argent. Mais il voit bien que ce n’est pas là l’essentiel. Sur le plan sentimental sa vie a été un échec lamentable. Une série d’échecs. Son premier mariage était une erreur. Erreur corrigée trop tard. Il divorce et, premier échec, ses deux fils le détestent, le méconnaissent et le méprisent. Jusqu’au bord de sa tombe. Sa deuxième femme est magnifique, à tous les points de vue. Son frère aîné lui dit : tu as une chance inouïe, ne la gâche pas ! Et pourtant il la gâche. Il est incapable de résister aux jeunettes. Et un jour arrive l’irréparable : il va passer un week-end à Paris avec une écervelée scandinave sexy, invente un voyage professionnel pour sa femme (avec un collègue). Manque de chance : le mauvais temps empêche son retour à temps. Tout se découvre. Et malgré tout il continue à mentir à sa femme au téléphone. Contre toute évidence. Et c’est le mensonge qui fait déborder le vase. Phoebé, la merveilleuse Phoebé, le met à la porte. Définitivement. C’est le deuxième grand échec de sa vie. Le plus grave. Et il se marie avec l’écervelée. Et puis il a un grand frère. Un frère qui l’aime et qui l’a soutenu pendant toute sa vie. Et là nouvel échec. Il a rompu toutes relations avec lui. Sans bien savoir pourquoi. Peut-être par jalousie : son frère est très riche (Goldman Sachs), est heureusement marié, a 4 fils magnifiques et a une santé de fer ! Là aussi il aimerait bien renouer les liens. A la dernière minute. Il lui téléphone, mais tombe sur un répondeur et puis il sera trop tard. Il ne lui reste que sa fille dont il est très proche, qui lui téléphone tous les jours, la fille qu’il a eue avec Phoebé, fille qu’il aime et qui l’adore. Au fond, dit-il, la meilleure chose que j’ai réussie dans ma vie, c’est ma fille ! La meilleure et peut-être la seule.
Il va même chercher à renouer avec ses parents. Ses parents morts, enterrés comme ses grands-parents dans ce cimetière juif un peu abandonné tout près de l’aéroport de Newark. Il s’y rend peu de jours avant de passer sur la table d’opération, redécouvre les tombes et discute longuement et gravement avec un fossoyeur qui y travaille et qui lui parle de son métier. Everyman ne se réveillera pas de sa dernière opération. Et c’est dans ce cimetière-là que sa fille va le faire enterrer.
Quelques mois plus tôt, le suicide de son élève l’avait beaucoup secoué. Il s’était demandé comment elle était arrivée à cette décision. « Comment peut-on choisir volontairement de quitter notre plénitude pour ce néant sans fin ? » Il avait imaginé ses derniers moments. Avait-elle des regrets ? Se souvenait-elle des moments heureux ? Ou éprouvait-elle simplement un sentiment de délivrance ? Ou tout lui était-il devenu indifférent ? Et alors lui-même eut un cauchemar. Il se voyait partir à son tour. Et chercher à retenir tous ceux qu’il avait aimés, ses parents, ses fils, son frère, sa Phoebé, sa fille. « If only I’d known how to do it ! Can’t you hear me ? I’m leaving! It’s over and I’m leaving you all behind! » Et il les voit s’éloigner. Et tourner la tête. Et les entend crier: « Too late ».
L’autre roman, The Human Stain (la tache humaine), est plus complexe (voir Philip Roth : The Human Stain, édit. Vintage Books, Londres, 2005. En fait le roman a été traduit en français en 2002 avec le titre : La Tache). L’un des thèmes du roman est une satire de la vie universitaire américaine. Le héros du roman, Coleman Silk, est un professeur de lettres classiques qui a été le Doyen de la Faculté de Lettres d’un institut privé de Nouvelle Angleterre (Athena College). Il a été amené à donner sa démission alors qu’une véritable cabbale s’était déchaînée contre lui pour un motif complètement ridicule mais bien américain (le politiquement correct) : se rendant compte que deux élèves n’assistaient jamais à son cours il s’adresse à sa classe en demandant avec un certain humour : « Est-ce que ces élèves existent vraiment ou sont-ce des fantômes (des ghosts) ? ». Or, manque de chance les deux élèves sont « colored » et le mot ghost était l’un des nombreux termes insultants utilisés dans le temps pour désigner les Noirs. Les deux élèves portent plainte. Bientôt tout se déchaîne contre lui. Et même ses meilleurs amis se défilent. Il en est d’autant plus outré que toute l’histoire lui paraît – comme à nous – complètement absurde. Il ne savait même pas que les deux élèves étaient noirs. Il ne les avait jamais vus. Il n’a jamais été raciste. D’ailleurs on croit qu’il est juif (on verra plus tard qu’il n’en est rien) et donc forcément libéral. Il a travaillé plus de 20 ans comme prof à l’Athena College et 16 ans comme Dean (Doyen). Il y a accompli un travail considérable, modernisant les structures, renouvelant le corps professoral, ce qui lui a peut-être attiré certaines animosités. Alors il démissionne et se bat contre la cabbale. Sa femme le soutient. Elle meurt. Ce qui augmente encore sa fureur (ils ont tué ma femme). Et son combat devient une véritable idée fixe. Jusqu’à ce qu’il rencontre une jeune femme, la trentaine, une aubaine, car cela devient une véritable aventure sexuelle.
C’est le moment que l’auteur choisit pour faire entrer dans l’histoire son double, le fameux Nathan Zuckerman, qui a été le héros d’une bonne dizaine de ses romans, dont le fameux American Pastoral, le plus connu de ses romans (que je n’ai pas lu). A partir de là c’est Zuckerman qui va raconter l’histoire, qui devient l’ami de Coleman, et qui va même entreprendre plus tard un véritable travail de détective. Car Coleman Silk a un secret. Un secret très lourd. Et ce sera le deuxième grand thème du roman. Sans compter un troisième thème, plus discret, mais que j’expliciterai plus loin : la vieillesse. Déjà.
L’aventure de Coleman Silk avec la jeune femme en question, Faunia Fearley, devient vite un scandale bien plus grave que son racisme supposé. Elle a 34 ans. Elle faisait des ménages à l’Athéna College où Coleman a été Dean. Et en plus elle se prétend analphabète (elle ne l’est pas). Elle vit séparée de son mari, vétéran du Vietnam, violent et fou, qui la persécute. Et qui va bientôt devenir un danger mortel pour Coleman également. En attendant la clique de gens de l’Athena College qui lui en veulent se déchaînent à nouveau (grâce à l’internet bien sûr) : C’est grâce à sa position de pouvoir que l’ancien Dean, ce vieillard vicieux, a subjugué la jeune femme de ménage illettrée (encore une situation bien américaine). On va même plus loin : il l’a rendue enceinte, l’a forcée à avorter, elle en a fait une tentative de suicide, etc. (il faut dire que Philip Roth aime bien forcer le trait de temps en temps).
Là je vais faire une parenthèse. Sur Philip Roth critique de son temps, de la société et de la politique américaines. La plupart de ses romans sont datés. Everyman : c’est le nine-eleven. Exit Ghost c’est la réélection, encore plus incompréhensible que l’élection, du fils Bush. Et The Human Stain c’est l’histoire de Clinton et de sa stagiaire. Sa satire est très acide. Ainsi pour les vétérans du Vietnam : Les camarades du vétéran fou, mari de Faunia, l’emmènent dans un restaurant chinois, préalablement vidé de ses autres clients, pour voir s’il est capable de rester assis, lorsqu’il voit des faces jaunes, sans sauter sur eux et tenter de les égorger. Des étudiants de l’Athena College plaisantent longuement sur Clinton et Monica : « c’est dans le cul qu’il aurait dû lui mettre son machin (son Dick), pas dans la bouche, elle ne s’en serait pas vantée, au fond ç’aurait été la meilleure façon de lui fermer la bouche… ». Mais Philip Roth plaint Clinton. Il aurait envie de déployer une banderole devant la Maison Blanche : « Arrêtez, ce n’est pas seulement un Président, c’est aussi un homme ! ». Son ire va à ces deux monstres que sont le procureur Starr et la journaliste Linda Tripp. Des vrais monstres quand on y repense. Sortis d’un cauchemar moyen-âgeux. Le Starr qui cuisine Monica pour avoir tous les détails (11 blow-jobs) et prouver ainsi que sur le plan du droit il s’agit bien de pénétration et donc d’une vraie relation sexuelle (et que, pire que tout pour un Président américain, il a donc menti) (Quand je pense à tous les petits Américains assis devant leur télé le soir et qui demandent à leur père : « dis, papa, c'est quoi une fellation ? »). Et cette salope de Linda Tripp par qui tout a été rendu public, qui a réussi à convaincre la petite Monica de tout lui raconter, même qu’elle avait gardé sa robe… tachée de sperme. La tache. Mais Philip Roth met dans la bouche des trois étudiants des mots plus sérieux. Et d’abord la condamnation de Monica et d’une certaine jeunesse : aucune profondeur, fiers de leur vide, sincères et vides, totalement vides, une sincérité pire que la fausseté, une sincérité exhibitionniste, une innocence pire que la corruption. « This isn’t Deep Throat, this is Big Mouth ». Et la conscience que toute cette histoire donne une terrible image de l’Amérique d’aujourd’hui : « You have to admit that this girl has revealed more about America than anybody since Dos Passos. She stuck a thermometre up the country’s ass. Monica’s U.S.A. ». Mais Philip Roth se désole aussi du délitement de la culture aux Etats-Unis. Dans une interview accordée en 2007 à Nathalie Crom et que l’on peut retrouver sur le site de Télérama, Philip Roth avait dit ceci (je vais citer le texte en entier parce qu’il me semble intéressant) : « Je ne sais pas qui sont mes lecteurs aux Etats-Unis, ni combien ils sont. Je sais simplement qu'ils ne forment pas une vaste communauté. Et je suis pessimiste sur l'avenir de la lecture. Je ne peux pas parler pour d'autres pays que le mien, mais aux Etats-Unis, la lecture sérieuse, concentrée, intelligente, est une activité qui ne cesse de reculer. Face à l'écran et à son pouvoir hypnotique, la lecture de romans est un art désormais mourant. La forme romanesque, comme vecteur d'informations sur le monde et l'expérience humaine, et comme plaisir, est devenue obsolète. Cela ne me rend pas triste - c'est dommage mais c'est ainsi. Paradoxalement, l'écriture romanesque, elle, va très bien. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la fiction américaine est même en très, très grande forme. Tandis que leur lectorat diminue, les écrivains gagnent de moins en moins bien leur vie, mais ils ne sont pas découragés d'écrire. On n'écrit pas forcément pour toucher un grand nombre de lecteurs. Quand vous écrivez, le lecteur le plus important, celui qui compte, c'est vous-même. » Je pense que ce n’est pas la première fois que Philip Roth s’exprimait sur ce sujet puisque moi-même, il y a plus de quinze ans déjà, j’avais dit, en plaisantant, dans un texte placé en Post-scriptum à mon chapitre sur Camus (tome 1 de mon Voyage), parlant de l’îlot des intellectuels survivants de Manhattan (Saul Bellow, Woody Allen, le journal Mad) : « Philipp Roth, un des derniers survivants de la bande vient de déclarer qu'il y avait encore quinze mille lecteurs aux Etats-Unis d'Amérique. Interrogé par un journaliste, il n'a pas su dire en quelle année, à son avis, le dernier aurait disparu ». Pour autant Philip Roth n’hésite pas à se moquer de l’élitisme français : la prof de Français, une des ennemies de Coleman à l’Athena College, est une jeune Française, Lycée Janson de Sailly, Lycée Henri IV, Ecole Normale Supérieure de Fontenay, thèse sur Bataille, discussions intellectuelles dans un resto vietnamien du 5ème arrondissement, Hegel, Marx, etc. Un intellectualisme qui l’empêche d’être vivante, de s’accomplir et de comprendre l’Amérique. Mais ce n’est que pour mieux critiquer l’inculture des jeunes étudiants de Yale à laquelle elle est confrontée (car elle est aussi passée par Yale) : « Where is their intellectual side ? », dit-elle à propos des étudiants du 1er cycle (the undergraduates). Ils n’ont même pas vu un seul Kurosowa ! Alors qu’elle a vu tous les Kurosowa, dit Philip Roth, tous les Tarkovsky, tous les Fellini, tous les Antonioni, tous les Fassbinder, tous les Satyajit Ray, tous les René Clair, tous les Wim Wender, tous les Truffaut, Godard, Chabrol, Resnais, Rohmer, Renoir, alors que tous ces gosses n’ont rien vu d’autre que Star Wars
Coleman et sa jeune amante se tuent en voiture. Zuckerman est persuadé que c’est le vétéran du Vietnam qui a provoqué l’accident mais ne peut le prouver. Il assiste à l’enterrement et là aperçoit une femme de couleur qui semble émue par la cérémonie et qu’il n’a jamais vue auparavant. Il arrive à la faire parler et découvre le grand secret de Coleman (deuxième thème du roman). Il était ce que l’on appelle un nègre blanc. Une peau parfaitement blanche. Qui l’a incité à rompre totalement non seulement avec sa race mais aussi avec sa famille. La femme de couleur est sa sœur. Elle raconte la jeunesse de Coleman. Sa première fiancée qui part horrifiée quand elle découvre que ses parents sont noirs. Alors quand il se fiance une deuxième fois il prétend que ses parents sont morts, va voir sa mère et – scène terrible – déclare qu’elle ne le verra plus jamais et exige qu’elle ne cherchera jamais à le revoir. Terrible blessure pour cette femme qui aime ce fils plus que tout. Son frère ne lui pardonnera jamais. Sa sœur garde un contact épisodique. Coleman a de la chance : la peau noire ne réapparaît nulle part ni chez ses 4 enfants, ni chez les enfants de ses deux fils mariés. Son secret est bien gardé. Ni sa femme, ni ses enfants ne soupçonnent la vérité. Il est puni autrement. C’est lui, le nègre blanc, qui sera accusé de racisme anti-noir. Et puis, peut-on couper ainsi, brutalement, tout lien avec sa famille, ses parents, son frère et sa sœur, sans jamais le regretter, sans en souffrir tout au long de sa vie ? Et tout particulièrement quand on arrive au terme de sa vie ? Car je trouve que dès ce roman apparaissent certains des problèmes liés à la vieillesse et à la mort. Ainsi le cancer de la prostate, l’un des deux cancers les plus fréquents chez l’homme d’un certain âge. Or son opération comporte souvent des séquelles graves : l’impuissance partielle ou permanente (et donc une atteinte directe à ce qui fait la spécificité de l’homme, sa virilité, donc une blessure grave et difficile à supporter) et l’incontinence, temporaire ou quelquefois définitive (donc l’obligation de porter des couches, retour encore plus humiliant à l’enfance). Dans la Tache c’est Zuckerman, le double de l’auteur, qui en est atteint (Philip Roth adore l’autodérision). Il est devenu l’ami de Coleman et, un jour, celui-ci, fou de joie, ayant réussi à coucher avec Faunia, entraîne Zuckerman à boire et le fait danser avec lui. Et quand Zuckerman est rentré chez lui il constate que sa couche-culotte a glissé, que son pantalon est mouillé et qu’il sent l’urine (on apprend en même temps qu’il existe aux Etats-Unis des couches-culottes pour adultes qui font aussi office de déodorant). 
Le fait même que Coleman veut faire la conquête d’une jeune est un signe de l’âge. Ce n’est pas une histoire de démon du midi, c’est un dernier refus de l’âge, c’est le désir de retrouver la jeunesse dans l’autre. D’ailleurs, pour bien montrer qu’il y a quelque chose de contre nature dans ce genre de relations, on voit Colememan prendre une pilule de Viagra une heure avant le rendez-vous avec Faunia. Le phénomène a été souvent décrit et il finit souvent mal. D’ailleurs Everyman est lui-même tenté : il arrête une joggeuse sur la plage pour la baratiner (sans grand succès). Dans mon chapitre sur les écrivains sud-africains j’ai parlé du roman magistral d’André Brink, The Rights of Desire, où un homme vieillissant et désabusé, dans l’Afrique du Sud de l’après-apartheid, tente une relation sexuelle avec une jeune locataire, une relation qui tourne court. La raison de l’échec n’est pas forcément une question de vigueur sexuelle, c’est l’incongruité de la juxtaposition de deux corps dont l’un est juvénile et l’autre flétri. Voir la terrible nouvelle de Schnitzler : Casanova’s Heimfahrt (j’en parle à propos de l’étude sur Don Juan de t’Serstevens dans Giono et Stendhal, Cendrars et ses amis au tome 1 de mon Voyage) : Casanova, vieillissant, lors de son voyage de retour vers Venise, arrive par ruse à coucher avec la jeune Marcolina qui, dans le noir, le prend pour son amant et, disais-je : « Tout se passe bien, jusqu’au petit matin, lorsque Casanova, s’étant endormi après l’effort, se réveille trop tard et voit le regard de Marcolina fixé sur lui et voit la honte et voit l’horreur et voit la pensée: le vieil homme! ». Les Japonais des Belles endormies de Kawabata évitent ce regard. Les belles sont droguées, profondément endormies lorsque les vieillards se glissent dans leurs lits et réchauffent leurs vieux os contre leur peau chaude et veloutée (voir littérature japonaise au tome 3 de mon Voyage). 
Et puis il y a les liens avec la famille. Ces liens qui, on l’a vu à propos de Everyman, prennent toute leur importance à l’approche de la mort. Et là c’est l’échec complet pour Coleman. Il y avait déjà cette terrible rupture avec ses parents, sa mère surtout, et sa sœur et son frère. Il lui reste ses 4 enfants, deux fils, en Californie, mariés avec enfants, qui ont réussi dans la vie, et deux jumeaux, une fille dont il est très proche (comme Everyman de la sienne), mais plus sensible, plus fragile que la fille de Everyman (elle s’occupe d’enfants en retard, analphabètes, et la difficulté de sa tâche la décourage souvent) et un fils, qui a toujours été difficile, complètement opposé à son père (par jalousie ? mal aimé ? amour-haine ?). Et puis par un coup de téléphone il apprend que ses fils ont eu vent des rumeurs qui courent sur lui, qu’ils y croient et, pire que tout, que sa fille bien-aimée y croit aussi. Un coup de fil à sa fille le confirme : elle ne veut plus lui parler. Coleman est seul au monde. Toute relation familiale coupée. En amont comme en aval. L’amertume doit le submerger malgré ses prouesses sexuelles avec Faunay. Et on se dit qu’au moment même où il est en train de perdre le contrôle de sa voiture et de voir la mort s’approcher, il doit y penser encore… 
Philip Roth n’a pas d’illusions. La mort, pour lui, c’est le retour au néant. A propos d’Everyman il dit : « la religion est un mensonge, c’est ce qu’il a compris très tôt au cours de sa vie. Il trouvait d’ailleurs que toutes les religions étaient agressives, considérait leurs superstitions comme complètement insensées, infantiles. Il ne pouvait supporter l’enfantillage de tout cela, leur langage bébé, leur morale et tous ces moutons, ces croyants assoiffés. Il ne voulait pas de hokus-pokus à propos de la mort pour lui, pas de Dieu ni d’illusions dépassées concernant l’au-delà… ». Mais il le prend avec philosophie. La fille d’Everyman, sur sa tombe, répète les paroles que lui disait son père : « On ne peut refaire la réalité. Il faut la prendre comme elle vient. Garder les pieds bien ancrés au sol et la prendre comme elle vient ». 
Quand Philip Roth écrit la Tache il a 67 ans. La vieillesse n’est probablement pas encore son unique souci. Mais les prémices sont là. Et les problèmes de l’âge et de la mort vont être de plus en plus au centre de ses futurs romans. Pierre Assouline, sur son blog, parle de la Marche Funèbre de Philip Roth à propos de son dernier roman, Exit Ghost. Je ne sais si c’est bien ainsi que l’on peut décrire la démarche de cet auteur mais ce que je sais c’est que j’aurais eu tort de ne pas le lire. Je ne sais pas non plus si Philip Roth est le meilleur écrivain américain vivant comme son éditeur et certains des critiques cités semblent le penser. Mais ce qui est certain c’est que c’est de la belle et bonne littérature.