Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Lotte Eisner: l'oeuvre critique

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Au cours des semaines qui ont suivi j’ai continué à m’intéresser au cinéma allemand de la République de Weimar. J’ai d’abord reçu (et lu) l’autobiographie de Lotte Eisner que mon frère Pierre m’avait commandée en Allemagne par l’intermédiaire d’amazon.de : Lotte H. Eisner : Ich hatte einst ein schönes Vaterland – Memoiren, écrit par Martje Grohmann, avec une préface de Werner Herzog, édit. Das Wunderhorn, 1984. Martje Grohmann était une journaliste munichoise qui travaillait pour le cinéma, qui rencontrait tous les ans la Eisner à Cannes (pendant 15 ans) et qui était devenue son amie. Lotte Eisner qui avait de gros problèmes avec ses yeux lui a dicté ses Mémoires (qui, à la fin, se réduisent à une suite de questions-réponses) peu de temps avant de mourir (elle est décédée en novembre 1983).
Et puis j’ai passé quelques jours à Paris. Je suis d’abord revenu à la Librairie L’Amour du Noir. On m’avait dit que le jeudi je pourrais y rencontrer quelqu’un qui avait encore connu Fritz Lang en personne. Et je suis effectivement tombé sur Alfred Eibel, écrivain et éditeur, qui a publié un ouvrage sur Fritz Lang en 1964 (Alfred Eibel : Fritz Lang, édit. Présence du Cinéma, 1964) composé essentiellement d’interviews et d’importants textes sur le cinéma de Fritz Lang lui-même. « On m’a envoyé à l’époque le voir à Hollywood parce que j’étais moi-même né à Vienne », me dit-il. Il m’a parlé avec un ton un peu ironique de Lotte Eisner. Elle ramassait vraiment n’importe quoi, dit-il, même une vieille brouette qui avait servi dans je ne sais plus quel film. A un moment donné, je lui ai parlé de montage et des problèmes rencontrés par Lang dans ce domaine, alors il m’a demandé ce que je pensais de Moonfleet. Génial, lui ai-je dit. Et bien voilà, et pourtant dans ce film le montage a échappé à Lang totalement. Et c’est vrai qu’il est génial. Oui, me suis-je dit plus tard, mais cela vient probablement des choix de la mise en scène : chaque fois que l’enfant, le fils de Fox, est présent dans une scène, la caméra se met à son niveau et c’est par les yeux de l’enfant que l’on vit le drame. Alfred Eibel m’a appris que la fameuse librairie spécialisée dans le cinéma que je cherchais rue Champollion existait toujours mais qu’elle avait déménagé plusieurs fois et qu’elle se situait maintenant rue Monsieur le Prince. Je l’ai effectivement trouvée (il s’agit de la librairie Ciné Reflet, rue Monsieur le Prince) et j’y ai déniché plusieurs des ouvrages que je cherchais, et d’abord l’ouvrage monumental de Lotte Eisner sur Lang (Lotte H. Eisner : Fritz Lang, traduction de Bernard Eisenschitz, Edit. de l’Etoile/Cinémathèque française, 1984), et puis le catalogue publié par la Cinémathèque à l’occasion de l’exposition sur le cinéma expressionniste : Le cinéma expressionniste allemand – Splendeurs d’une collection – Ombres et lumières avant la fin du monde, Editions de la Martinière/La Cinémathèque française, 2006, ainsi qu’un numéro spécial de la revue Positif sur Erich von Stroheim. Et je leur ai demandé de me procurer également le livre de Lotte sur Murnau ainsi que les Mémoires de celle qui fut à la fois Loulou, l’esprit de la Terre échappée de la Boîte de Pandore, l’essence-même de la femme et en même temps la plus intellectuelle de toutes les actrices américaines, Louise Brooks, également grande amie de Lotte (voir : Louise Brooks : Lulu in Hollywood, édit. Alfred Knopf, New-York, 1982). Et puis c’est Francine qui m’a apporté un livre que lui avait offert (et dédicacé) son prof d’allemand pour la remercier de sa collaboration lors de la création d’un Ciné-Club allemand au sein de l’Uni de Strasbourg en 1986 : Lotte H. Eisner : Die dämonische Leinwand, édit. Fischer Taschenbuch, 1980. Francine m’a d’ailleurs également prêté un ouvrage sur Fritz Lang qui m’a paru très clair et mettant bien en valeur ce qui est essentiel dans l’art du Maître : Noël Simsolo : Fritz Lang, édit. Edilig, Paris, 1985 (Simsolo est historien de cinéma et a publié de nombreux articles dans la Revue du Cinéma).
Et finalement je suis encore passé voir une échoppe extrêmement intéressante que l’on m’avait signalée chez L’Amour du Noir et qui se trouve pas loin de la République, 4, rue de Nemours, Paris 11ème : la Librairie-vidéoclub hors-circuits, où, m’avait-on dit, on peut trouver tous les DVD de films classiques ou rares aux meilleurs prix possibles (ils les cherchent dans le monde entier). Et j’y ai effectivement trouvé les Nibelungen de Fritz Lang, Nosferatu (1922) de Murnau, Loulou (1928) et Die freudlose Gasse (1925) de Pabst, Le Cabinet du Docteur Caligari (1919) de Wiene, ainsi que le Nosferatu moderne de Werner Herzog (Nosferatu : Phantom der Nacht – 1979) avec l’inénarrable Kinski et notre Adjani. Et je devrais encore recevoir le mois prochain la version américaine des Trois Lumières (Der müde Tod) (1921) sous le titre de Destiny, ainsi qu’un autre film (antinazi) de Fritz Lang qui m’intrigue depuis que j’en ai vu des extraits lors de la séance de cours de cinéma de Bernard Eisenschitz au Forum des Images, Man Hunt (1941).
Il est difficile (et même impossible) d’analyser en détail tous ces livres et ces films dans le cadre d’un Bloc-notes. Essayons d’aller à l’essentiel.

L’écran démoniaque. Lotte Eisner avait d’abord publié son premier livre en français sous le titre : L’écran démoniaque. Je ne suis pas certain que le qualificatif de démoniaque soit bien choisi pour des lecteurs francophones. Il fait penser à diabolique ce qu’il n’est pas du tout pour les Allemands. Qui pensent tout de suite à Goethe (il y a plus de choses entre terre et ciel, etc…), au Dr. Faustus, aux forces démoniaques. C’est d’ailleurs ce que Lotte Eisner cherche à montrer, la grande différence qui existe entre le Nord et le Sud. Le Sud et son harmonie méditerranéenne, le Nord et la mystique de la nature et de ses forces (question de climat ? de forêts profondes ? de mer déchaînée ? Divergences entre mythologies scandinaves et mythologies grecques ?). Eisner cite le fameux Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler où celui-ci parle de l’infinie solitude de l’homme faustien, son aspect nébuleux, son mystérieux clair-obscur (voir : Oswald Spengler: Der Untergang des Abendlandes - Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, édit. C. H. Beck, Munich, 1927. La première édition date de 1917). L’espace où se meut l’âme nordique n’est jamais clair, illuminé, les héros du Walhalla ne sont guère sociables, les dieux qui l’habitent sont inamicaux. Spengler, paraît-il, aimait le brun de Rembrandt, « une couleur protestante », une couleur qui n’existe pas dans l’arc-en-ciel, donc irréelle, couleur de l’âme (l’âme allemande ?), couleur de la transcendance. Avant lui c’était Julius Langbehn, ce funeste promoteur du mouvement Völkisch dont je parle dans mes Trente honteuses (le Völkisch étant une des racines du nazisme), qui a fait l’éloge de Rembrandt (dans un livre intitulé Rembrandt comme éducateur), un « Arien typique » : il recherchait, comme tous les Allemands, aurait-il écrit, le côté mélancolique et sombre de l’existence, l’heure crépusculaire lorsque la nuit paraît encore plus sombre et le jour encore plus clair. Et Hitler, lui aussi, aimait le brun ! Mais je crains que Lotte Eisner qui a écrit cela en 1947 ait été encore trop obnubilée par le souvenir de la marée brune des nazis. Par contre ce qui me paraît vrai c’est que c’est cette mystique nordique qui a influencé le romantisme allemand et que Lotte Eisner a raison quand elle affirme que « le film muet allemand n’est rien d’autre que le développement d’anciennes visions du romantisme allemand ». Il faudrait les relire tous. Relire l’étrange histoire de Peter Schlemihl de Chamisso, celui qui avait vendu son âme au diable et du coup avait perdu son ombre, et tous ces contes de Achim von Arnim, de Wilhelm Hauff (ceux-là ont enchanté mon enfance, je me souviens encore du Gespensterschiff, le Vaisseau fantôme), ceux de E. T. A. Hoffmann aussi, et de tant d’autres. On y trouvera certains contes bien sombres peu faits pour les enfants (et Lotte Eisner nous rappelle que Nosferatu a pour sous-titre : Eine Symphonie des Grauen, une symphonie de l’horreur, et on notera au passage que comme par hasard (?) le mot Grauen signifie à la fois horreur et gris). On notera certains motifs qui caractérisent le romantisme allemand et que l’on retrouve dans le cinéma muet : le miroir (un motif qui parcourt toute l’œuvre de Lang comme un fil rouge), le double, la nuit. Et puis le romantisme allemand s’était enthousiasmé pour la recherche des anciens contes et légendes (voir les Frères Grimm) et même les anciennes chansons (voir Des Knaben Wunderhorn d’Arnim et Chamisso). Roger Caillois, dans son Anthologie du Fantastique, fait une belle place aux Romantiques allemands (voir : Roger Caillois: Anthologie du fantastique, édit. Gallimard, Paris, 1966). Et il me semble qu’il serait peut-être plus juste, plutôt que de parler de romantisme à propos du film muet allemand, de parler de cinéma fantastique. C’est par le style qu’il est influencé par les mouvements artistiques de son époque : expressionnisme et art théâtral. Les thèmes, eux, procèdent du fantastique. Quant à Metropolis (1926) on peut carrément parler de science-fiction. Ce que l’on a appelé plus tard une contre-utopie. Francine m’a trouvé une édition du roman correspondant de Théa von Harbou, voir : Thea von Harbou : Metropolis, édit. Ullstein, Francfort-Berlin-Vienne, 1984, avec une postface de Herbert Franke. Je ne sais pas si Thea von Harbou a écrit le roman après le film ou avant. Le copyright date de 1926 comme le film et Fritz Lang écrit en exergue : « La thèse principale est de Thea von Harbou mais j’en suis néanmoins responsable à 50% parce que c’est moi qui ai fait le film. Je n’avais pas alors la même conscience politique que maintenant. Mais on ne peut faire un film socialement responsable en racontant que l’intermédiaire entre le cerveau et la main est le cœur. Je pense que c’est là un conte de fées. Vraiment. Mais moi je m’intéressais aux machines… ». D’ailleurs le style du roman est boursouflé et d’un sentimentalisme effréné.
Le film expressionniste par excellence est bien sûr Caligari et tout le monde se souvient de cette ombre qui court sur les toits avec une femme évanouie dans les bras. Quand Lotte Eisner écrit son Ecran démoniaque, tous les témoins de l’époque du cinéma muet n’avaient pas encore été retrouvés. Il vaut donc mieux se fier à l’étude de David Robinson parue dans la publication de la Cinémathèque sur le Cinéma expressionniste allemand : voir David Robinson : Le Cabinet du Docteur Caligari – Une genèse controversée. L’historien et spécialiste du cinéma muet qu’est David Robinson explique très bien le rôle respectif dans cette histoire des scénaristes, des décorateurs, du metteur en scène et du producteur. Les scénaristes étaient Hans Janowitz et Carl Mayer. C’est Janowitz qui a raconté que c’étaient eux qui avaient imposé le style du film, ce qui est faux. Il n’empêche que Carl Mayer, natif de Vienne, va encore jouer un rôle important par la suite, en tant que scénariste de beaucoup d’autres cinéastes et en particulier de Murnau. Les deux jeunes scénaristes présentent leur texte au producteur Erich Pommer (Compagnie Decla), encore un Viennois (qui avait d’ailleurs amené le Viennois Fritz Lang à Berlin : on remarquera en passant que tout le cœur artistique et culturel de l’ancienne capitale de la Cacanie est passé avec armes et bagages – voir aussi le régisseur de théâtre Reinhardt – à l’ancienne capitale du Reich, Berlin). Pommer achète le scénario, intéressé par son côté grand-guignolesque et le confie au metteur en scène Robert Wiene dont on a souvent minimisé le rôle dans la réalisation de ce chef d’œuvre ce qui semble injuste. L’adjoint de Pommer, Meinert présente le scénario au grand chef-décorateur Hermann Warm. Celui-ci en discute pendant une nuit entière avec ses deux aides décorateurs Walter Reimann et Walter Röhrig qui ont tous les deux une formation de peintres. Voici ce qu’en dit Warm : « Reimann, dont les peintures représentaient la technique des artistes expressifs, finit par me convaincre que le thème appelait un style de décor, de costumes, de jeu d’acteurs et de réalisation expressionnistes. » Le lendemain il convainc Wiene, le surlendemain c’est Meinert qui donne son accord. Cette anecdote montre bien l’importance qu’avaient les décorateurs (architectes de décors, peintres-décorateurs, costumiers, etc.) pendant toute cette période du cinéma muet. La publication de la Cinémathèque comprend d’ailleurs un « Abécédaire des Décorateurs » contenant une courte biographie pour chacun d’entre eux ainsi qu’une liste de leurs coopérations cinématographiques. Warm qui avait émigré en Suisse en 1941 et que Lotte Eisner a retrouvé après la guerre a travaillé également pour Fritz Lang, pour Murnau, pour Pabst et pour Carl Dreyer. Et il a refait la maquette des décors de Caligari pour la Cinémathèque française.
Paul Leni qui a réalisé Le Cabinet des Figures de Cire (1924), un autre film expressionniste, était lui-même décorateur et costumier de théâtre. C’est peut-être pour cela, dit Lotte Eisner, qu’il est resté plus que les autres cinéastes marqué par le style expressionniste. Ainsi L’Homme qui rit (est-ce celui de Victor Hugo ?), ce film qu’il a tourné plus tard, en 1928, aux Etats-Unis, garde encore des traces de ses films expressionnistes allemands. On sait que Le Cabinet des Figures de Cire est un film-cadre à trois épisodes comme Der müde Tod (d’où le titre des Trois Lumières en français). Or l’un des épisodes met en scène Ivan le Terrible et Eisenstein s’en est visiblement inspiré (la chambre des tortures et la déformation des corps) pour son propre Ivan le Terrible.
Dans son article de 1947, Notes sur le Style de Fritz Lang, Lotte Eisner avait déjà parlé de l’influence sur le cinéma des années 20 de la mise en scène de Max Reinhardt. Elle y revient dans son Ecran démoniaque. Reinhardt avait deux théâtres à sa disposition (en plus du petit Kammerspiel de 300 places) : le Deutsche Theater qui avait une scène tournante et le Grosse Schauspielhaus qui disposait d’une véritable arène large et profonde. Alors il joue avec la lumière et l’obscurité et utilise les possibilités de ses scènes, l’une tournante, l’autre immense. Un épisode violent apparaît soudain éclairé par des projecteurs puissants puis est de nouveau avalé par l’obscurité. Des mouvements de foules se devinent dans la pénombre et en paraissent d’autant plus menaçants et plus importants. Les projecteurs se croisent, s’éteignent, s’allument, rendent l’atmosphère plus dramatique. Et tous les films, depuis Der müde Tod jusqu’à Metropolis, dit Lotte Eisner, sont marqués par cette scénographie.
Avec Annie nous avons regardé deux soirs de suite les deux épisodes des Nibelungen, la Mort de Siegfried et la Vengeance de Kriemhilde. Lotte Eisner trouve que la première partie est plus stylisée, expressionniste, alors que la deuxième partie est beaucoup plus mouvementée. Ce qui est exact mais c’est aussi lié à l’action, une grande partie de la deuxième partie étant occupée par de grandes scènes de combat. Le plus spectaculaire de ces combats est celui qui se déroule alors que le bâtiment qui abrite les Burgondes est en flammes et que les poutres en feu s’écroulent sur les combattants. On est d’autant plus impressionné que l’on sait que les metteurs en scène étaient encore loin de disposer des moyens de trucage modernes. Encore plus impressionnante est la longue montée des marches vers le Dôme, qui met en scène l’antagonisme des deux reines, Brünhilde et Kriemhilde, l’une noire, l’autre blanche, chacune se prévalant de la gloire de leurs maris respectifs. L’escalier paraît interminable. A tour de rôle l’une des femmes dépasse l’autre, se retourne et la défie. La scène se répète plusieurs fois jusqu’à ce que Kriemhilde, arrivée au paroxysme de la fureur, montre à Brünhilde le collier que Siegfried lui avait arraché lors de sa nuit de noces, lorsque, rendu invisible grâce à la capuche du Nain Niblung, il l’avait vaincue avant de la laisser aux mains du roi Gunther. Je trouve que Fritz Lang démontre là son admirable maîtrise de la mise en scène. On voit littéralement la tension qui s’intensifie, le drame qui monte comme l’escalier jusqu’à son apogée. Or ce moment-là, tous ceux qui connaissent l’histoire, le comprennent immédiatement, déclenche tout le reste : Brünhilde qui va clamer à la face de Günther et de Hagen : « Tue Siegfried ! » Et plus tard après la mort de Siegfried, Kriemhilde qui a épousé, dans le seul but de se venger, Attila le Roi des Huns (comme, si j’osais cette comparaison, Jacqueline Kennedy qui, après l’assassinat de son mari, épouse, pour se venger des Américains, le Grec Onassis), lui dit : « Invite mes frères ! » Et Puis : « Tue-les ! ». 
Lotte Eisner, en bonne historienne de l’art qu’elle est, est bien plus frappée par la stylisation adoptée par Fritz Lang : comme le groupe des suiveuses de Brünhilde, habillées en sombre, qui, au début de la montée de l’escalier, s’enfonce comme un coing dans le groupe des suiveuses de Kriemhilde, toutes habillées de blanc. Ou Hagen, assis dans l’attente de Kriemhilde, immobile comme une statue, l’épée, posée menaçante sur ses genoux. Ou les guerriers des Burgondes vus de dos, debout, à intervalles réguliers, flanqués de leurs épées et de leurs boucliers, tous identiques comme des piliers de pierre. Ou la silhouette de Brünhilde, au début du film, voyant s’approcher la troupe du Roi Gunther, se détachant, en oblique, sur l’horizon gris et froid où passent des lueurs nordiques. Ou, à Worms, les sonneurs de cor sur le sommet du château, se détachant sur le ciel clair, dans une image aussi statique que le pont suspendu au-dessus des douves.
Fritz Lang dit quelque part qu’il n’a pas de style propre (ce qui est faux) mais qu’il adapte son style au thème de chaque film (ce qui est probablement vrai). Les Nibelungen sont la grande épopée des Germains. C’est leur Iliade. Le choix du sujet n’est d’ailleurs pas tout à fait innocent : il n’était pas illogique, dans ces années 20 si sombres pour la nation allemande, de se tourner vers d’anciens mythes et d’anciennes légendes qui sont à la base de leur culture. Et il était logique que Fritz Lang, pour mettre en scène ces héros puissants et durs, choisisse d’en faire une fresque monumentale, une fresque de granite.
En tout cas Lotte Eisner persiste et signe : il y a une continuité certaine dans le style de Fritz Lang. Les caves, les miroirs, par exemple. On y trouve même des miroirs genre téléviseurs, déjà dans Metropolis, et jusqu’à son dernier film, tourné en 1960, qui est aussi le dernier de la série des Mabuse (Die tausend Augen des Dr. Mabuse). Et puis, dès l’origine, il aime le suspense, le fantastique, le noir (il y aurait toute une étude à faire sur l’influence de Lang sur le film noir américain). Il a aussi le sens de l’humour. Il a introduit la psychologie dans le cinéma allemand. Et le Dr. Mabuse est une vraie réflexion sur son époque, sur la société et sur la criminalité comme l’est M (M, le Maudit en français, tourné en 1931), où il se révèle humaniste, dit Lotte Eisner, et démontre une véritable compréhension pour les réactions psychopathes. D’ailleurs l’un de ses tout premiers films, Die Spinnen (Les Araignées) (1919) était déjà une réflexion sur le jeu du pouvoir, dit-elle encore. Et j’ajouterais que Lang a encore continué à faire une radioscopie de la société dans certains de ses films américains : l’exemple le plus frappant est Fury (1936) où il dissèque ce phénomène typiquement américain qu’est le lynchage. Mais il est vrai qu’il n’est pas le seul cinéaste européen qui, une fois débarqué aux Etats-Unis et découvrant l’Amérique, décrit, dans ses premiers films tournés là-bas, certains des aspects de la culture américaine qui l’ont choqué (Polanski, Milos Forman, entre autres).
Et pourtant c’est Murnau que Lotte Eisner admire le plus. Dans son autobiographie elle dit même que c’est à cause de l’Aurore de Murnau qu’elle s’est fixée comme principal but de sa vie après la guerre d’aider Langlois à sauvegarder tout ce qu’elle pouvait de l’ancien cinéma allemand. Murnau, contrairement à la plupart des autres cinéastes allemands de l’époque, aime filmer à l’extérieur. C’est le cas de Nosferatu où les montagnes qui entourent le château du Vampire sont réellement les Carpathes, dit Lotte Eisner. Mais il fait participer la nature à l’action : le soudain et furieux déferlement des vagues annonce la venue du Vampire et fait peser la menace sur la ville du bord de mer. Dans Le dernier Homme (1924), Murnau devient un virtuose de la caméra. Lotte Eisner parle de « caméra libérée ». Et rend hommage au scénariste de Caligari, Carl Mayer. C’est lui qui dans ses scénarios prescrit les mouvements que devrait décrire la caméra. Et la collaboration entre Murnau et Carl Mayer marche à merveille (leur collaboration va continuer pour Tartuffe (1926), ainsi que pour le film que Murnau tournera aux Etats-Unis en 1927 : Sunrise, c. à d. L’Aurore). Murnau va jusqu’à attacher la caméra à la ceinture du caméraman et force celui-ci à suivre l’acteur (c’est Jannings qui joue le rôle du portier dégradé en dame-pipi dans le dernier Homme), à se pencher sur lui, à fléchir, à se tordre et à prendre les positions les plus compliquées possibles. Et pourtant, dit Lotte Eisner, il ne cherche pas d’effets artificiels. Chaque mouvement de caméra obéit à un but à atteindre, un objectif. C’est également dans le dernier Homme qu’il filme la scène de la dégradation du portier à travers une paroi de verre. Dans Tartuffe, un film que les Allemands désignent sous le nom de film en costume, la caméra explore les physionomies, en fait ressortir la vérité profonde (j’ai toujours pensé que l’une des grandes différences entre théâtre et cinéma était le gros plan). C’est également dans ce film que Murnau a composé, dit Lotte Eisner, une véritable symphonie de portes qui s’ouvrent, s’éclairent (éclairées de l’intérieur), se ferment. Et d’escaliers que montent et descendent les personnages du film. Quant à Faust (1926), c’est le chef d’œuvre du clair-obscur allemand. On y trouve une orchestration sublime, dixit Eisner, de la magie optique. Et puis Murnau est le seul à avoir su maîtriser la création de rythme par le montage. Fritz Lang et la plupart des autres cinéastes préfèrent laisser une scène se dérouler dans toute sa longue puis suivre avec une autre scène au même rythme. Pabst, lui, préfère des transitions douces laissant une scène se fondre dans la suivante, en gommant en quelque sorte les coupures. Murnau, au contraire joue de la tension que crée le choc de la rencontre de deux scènes qui s’opposent. Murnau est aussi plus symboliste qu’expressionniste, et sur ce plan-là, dit Lotte Eisner, lui et Carl Mayer sont également très proches. D’ailleurs je trouve que ce symbolisme marque tout particulièrement son dernier film, tourné en 1931, Tabou, un film que j’aime beaucoup et que j’ai vu plusieurs fois à la télé. Quant au film L’Aurore, dont j’ai le DVD et que j’ai déjà vu il y a fort longtemps, il est considéré par beaucoup de cinéphiles comme faisant partie des plus grands chefs d’œuvre du cinéma mondial. Murnau est mort accidentellement le 10 mars 1931, avant même la première de Tabou, sa voiture ayant quitté la route côtière californienne qui devait le mener à Santa Barbara. Lotte Eisner ne dit rien des difficiles conditions de tournage de ce film et de la déception de Robert Flaherty qui devait être le co-auteur du film. J’en parle parce que j’aime beaucoup Flaherty et surtout sa Louisiana Story (tournée en 1948 pour la Standard Oil) dont les images merveilleuses m’ont marqué à jamais : la rencontre entre le jeune garçon et les ouvriers du pétrole, la plate-forme de forage éclairée dans la nuit tropicale et la vie dans les bayous. Murnau et Flaherty avaient tous les deux souffert du système hollywoodien. Murnau était parti dans les Mers du Sud pour dé-stresser et était tombé sous le charme de la Polynésie (d’ailleurs le véritable titre du film est Tabu, a Story of the South Seas). C’est lui qui avait demandé à Flaherty de collaborer. Mais très vite c’est Murnau qui avait pris les commandes, a tourné, comme à son habitude, en préparant minutieusement le script, cherchant, en un mot, à réaliser un film d’art, alors que Flaherty, en ethnologue qu’il était, aurait préféré improviser et laisser la bride sur le cou aux indigènes. Flaherty est sorti de cette expérience, meurtri et sans le sou. Il se plaignait de la « terrible volonté allemande » de son partenaire, dit Richard Barsam, professeur de cinéma à l’Université de la Cité de New-York, et spécialiste en cinéma documentaire, voir : Richard Barsam : The Vision of Robert Flaherty, The Artist as Myth and Filmmaker, édit. Indiana University Press, 1988. Murnau avait la majorité de la société qu’ils avaient créée ensemble et a donc pu imposer sa volonté. Les deux cinéastes avaient beaucoup de points en commun (et Murnau admirait beaucoup le film de Flaherty sur les esquimaux, Nanook of the North, 1922). Mais aussi beaucoup trop de différences. Flaherty était beaucoup plus intéressé par l’observation de gens réels dans un environnement réel que par les possibilités d’expression de l’art cinématographique, dit Barsam (encore que j’ai dans la tête les images superbes pas seulement de Louisiana Story mais aussi de Man of Aran). Alors que Murnau était d’abord un artiste et qu’on pouvait difficilement réconcilier l’expressionnisme de l’un avec le réalisme de l’autre. Ils différaient également sur le plan philosophique. Murnau réfléchissait sur la place de l’homme dans l’univers, sur le sens de la vie. Flaherty admirait l’adaptabilité de l’homme à la nature. Murnau voyait l’île polynésienne entourée de forces du mal : tabous inquiétants, dangers de la mer, décadence venue d’ailleurs. Flaherty était Rousseauiste, et croyait au bonheur dans la nature primitive. Murnau était plus sombre, plus intellectuel, européen. La vision de Flaherty était instinctive, optimiste… en un mot américaine ! 
Dans Le Trésor (Der Schatz) tourné en 1923 Pabst est encore expressionniste, dit Lotte Eisner. Mais tout de suite après cela il devient réaliste ou naturaliste. Dans La Rue sans joie (Die freudlose Gasse) qui date de 1925, ses décors et ses jeux de lumière sont encore trop artificiels, dit-elle, mais ses autres qualités y sont déjà évidentes : sa façon d’escamoter les coupures entre scènes (alors que Eisenstein et les Russes se servent de la coupure pour mieux dramatiser) et son art de la direction des acteurs, ou plutôt des actrices. Ainsi de Greta Garbo, encore débutante, et d’Astra Nielsen (déjà expérimentée) dans la Rue sans joie. Et puis, un peu plus tard, en 1929, Louise Brooks dans Loulou (Die Büchse der Pandora) et dans le Journal d’une Fille perdue (Tagebuch einer Verlorenen). Lotte Eisner utilise le terme de « miracle Brooks ». Et c’est vrai que la présence de la Brooks dans Loulou (je n’ai pas vu le Journal d’une Fille perdue) a quelque chose de miraculeux. Lotte Eisner admire aussi la façon dont Pabst arrive à organiser les scènes les plus mouvementées telles que les coulisses d’un théâtre dans les moments qui précèdent une représentation. Et puis son art de l’utilisation du gros plan. Et elle reprend cette citation de Pabst : « malgré l’arrivée du parlant je continue à être persuadé que dans un film le texte n’est pas d’une importance primordiale. Ce qui compte c’est l’impression visuelle ». D’autres cinéastes du muet ont exprimé des points de vue encore bien plus radicaux (Chaplin p. ex. qui pensait que le cinéma en tant qu’art était mort avec la fin du muet). En fait, chaque fois qu’il y avait une révolution technique au cinéma, parlant d’abord, couleurs ensuite, virtuel aujourd’hui, il a fallu attendre que les nouvelles techniques soient maîtrisées par les metteurs en scène pour que de nouveaux chefs d’œuvre soient créés. Il n’empêche, en ce qui me concerne, c’est quand le cinéma se souvient qu’il est d’abord art visuel qu’il me fait jouir plus que tout…
Et pourtant, malgré ces éloges, Lotte Eisner n’aime pas Pabst. Elle ne lui a jamais pardonné de n’avoir pas quitté l’Allemagne à l’avènement de Hitler.
La décadence du cinéma allemand n’a pas commencé avec l’arrivée des nazis. Elle était déjà en cours avant même l’apparition du parlant, dit Lotte Eisner. Mais elle était devenue une évidence une fois le parlant installé. Des films parlants de qualité comme M (1931), l’Ange bleu de Josef von Sternberg, premier film parlant allemand (1930), l’Opéra de quatre sous de Pabst (1931) et Mädchen in Uniform de Leontine Sagan (1931) ont été des exceptions. Les raisons de cette décadence sont multiples. L’hémorragie constituée par le départ vers Hollywood de nombreux artistes et créateurs est l’une des causes. L’entrée des grands groupes hollywoodiens dans le capital des compagnies cinématographiques allemandes (la tyrannie du box-office) en est une autre. Mais dès avant 1930 le cinéma allemand était devenu un cinéma pour masses : 188 films ont été produits en 1926, 243 en 1927 !

Fritz Lang. Le livre de Lotte Eisner sur Fritz Lang est très touffu. Il analyse chacun de ses films (35), l’un après l’autre, en insistant sur la forme, le style et la technique cinématographique. Mais je trouve qu’à force de détails Lotte perd un peu la vue d’ensemble. D’ailleurs elle en était consciente et en parle dans son autobiographie. Difficile de garder un point de vue objectif quand on a connu Fritz Lang pendant cinquante ans et été son ami pendant quarante, dit-elle. Et, de plus, Fritz Lang a tenu à participer à la genèse du livre, lisant et corrigeant avec toute la minutie que l’on lui connaît (je suis un maniaque, avait-il confié à un ami) le manuscrit de Lotte Eisner au fur et à mesure qu’elle le rédigeait. Noël Simsolo est plus libre dans son appréciation et s’intéresse également à l’homme Fritz Lang, à ses idées et son évolution personnelle. Je vais essayer de reprendre la filmographie de Lang, de la façon la plus succincte possible, et en tenant compte des deux ouvrages.
D’abord la période allemande. Premier film d’une certaine importance : Die Spinnen (Les Araignées) (1920). Film d’aventures échevelé dont le script est de Fritz Lang lui-même. Il est possible que la première partie qui s’appelle Der goldene See (Le Lac d’Or) soit inspiré en partie d’un roman de Karl May, dont Fritz Lang, comme d’ailleurs Lotte Eisner, était un lecteur passionné : Der Schatz im Silbersee (Le Trésor du Lac d’Argent). Mais il y a d’autres influences, surtout dans la deuxième partie, Das Brillantenschiff (dont le titre français est le Vaisseau des Esclaves) : Fenimore Cooper, les films de Feuillade, peut-être même Fu Manchu de Sax Rohmer paru en 1916 (puisque le chef de la bande des Araignées s’appelle Lio Sha). Le thème est un thème classique du roman populaire : une bande dirigée par un chef de génie cherche à se rendre maître du monde, un héros solitaire cherche à l’en empêcher. Une touche personnelle de Lang, dit Simsolo : le thème de la vengeance, un thème « qui poursuivra Fritz Lang tout au long de sa carrière ». Et déjà le souci de l’authenticité : pour décrire les Incas Fritz Lang fait appel à un ethnologue ! Puis viennent des films dont on a déjà parlé. Der müde Tod en 1921, avec Thea von Harbou comme scénariste (elle va d’ailleurs collaborer à tous les films de Fritz Lang qui suivent). Puis, en 1922, le premier des Mabuse qui s’appelle Dr. Mabuse, der Spieler en allemand (Dr. Mabuse, le Joueur) et Le docteur Mabuse dans sa version française. Le film est basé sur un roman-feuilleton de Norbert Jacques. C’est la lutte entre le bandit (financier !) Mabuse et le procureur Wrenck. A la fin de ce premier film Mabuse, devenu fou, est conduit à l’asile. En 1924 Fritz Lang tourne les Nibelungen, puis en 1926 Metropolis. Deux films que nous avons déjà longuement évoqués. En 1927 Fritz Lang, toujours avec Thea comme co-scénariste, tourne son premier film d’espionnage, Spione. Une histoire basée sur un fait réel, une affaire d’espionnage russe à Londres, expliquera Lang plus tard (rapporté par Lotte Eisner). Et comme toujours toute l’activité d’espionnage est parfaitement documentée. C’est aussi le prototype du film à suspense genre Hitchcock, dit Simsolo. Et plus réaliste que le Dr. Mabuse. Et bien plus dépouillé que Metropolis. En 1928 Lang tourne Frau im Mond (La Femme sur la Lune). Encore un film de science-fiction. On pourrait pernser que ce n’est que la reprise de la fantaisie, Voyage dans la Lune, de Méliès, dit Lotte Eisner. Il n’en est rien : une fois de plus Lang se documente soigneusement, choisit comme conseillers deux spécialistes, Hermann Oberth et Willy Ley. Les images de la fusée sont tellement réalistes, raconte Lotte Eisner, que les nazis retirent plus tard le film de la distribution et détruisent le modèle de l’aéronef (il ne faut pas oublier qu’à peine 9 ans plus tard Wernher von Braun commence à travailler sur les V-1 et les V-2). Et Ley qui est parti plus tard aux Etats-Unis (alors que Oberth s’est rallié au régime) raconte que c’est bien Lang qui a inventé le compte à rebours (de 6 à 0 dans le film, un zéro dramatique), le fameux countdown utilisé dans le lancement de toutes les fusées actuelles. Quant à l’histoire elle-même c’est une histoire à l’eau de rose, c. à d. à la Thea (hélas).
Puis viennent les deux premiers films parlants de Fritz Lang : M en 1931 (qui a pour sous-titre : Die Mörder unter uns, c. à d. Les Assassins sont parmi nous, et qui est connu dans sa version française sous le titre de M, le Maudit) et puis, en 1932, Das Testament des Dr. Mabuse (Le Testament du Dr. Mabuse). M est un véritable chef d’œuvre. Plus aucune scorie, nous dit Lotte Eisner. Elle veut dire : plus de sentimentalité à la Thea. Comme on sait M est l’histoire d’un psychopathe, meurtrier d’enfants. Et comme d’habitude Lang s’est longuement renseigné sur tous les assassins en série de l’époque, les méthodes policières, les psychanalystes et la psychologie du crime, les syndicats de crimes (c’est la pègre, gênée par l’intense activité de la police à la recherche du tueur de petites filles, qui le capture et le juge). A un critique qui l’accusera plus tard d’avoir inventé la bourse des mendiants il réplique qu’elle a réellement existé à Berlin et le prouve par des articles de presse retrouvés. Et puis surtout, dès ce premier film sonore, Fritz Lang domine parfaitement la nouvelle technique et le son devient, comme avant la lumière, un élément de la dramatisation : l’assassin qui siffle le début d’un air du Peer Gynt de Grieg, la ritournelle macabre chantée par les enfants, les bribes de conversations en surimpression : d’ailleurs ce chevauchement du son est déjà tout à fait moderne !. Et il en est de même du Testament. On a cru déceler dans ce dernier film une critique du nazisme. Fritz Lang lui-même, dans un texte rapporté par Lotte Eisner, a déclaré plus tard : « Ce film voulait montrer, comme une parabole, les méthodes terroristes de Hitler. Les slogans et les credos du IIIème Reich étaient placés dans la bouche de criminels… ». Et Simsolo cite une scène où le professeur Baum (le criminel hypnotisé par Mabuse) fait l’éloge du génie du défunt Mabuse en mimant Hitler : mêmes intonations, mêmes gestes. Mais Lotte Eisner ne croit pas trop à la prescience des cinéastes allemands de l’époque. Ce cinéma-là a toujours été influencé par la situation difficile de l’Allemagne d’après-guerre. Au moment de tourner le Testament, Lang avait simplement évolué et représentait son époque avec « une plus grande conscience sociologique et politique », dit-elle. Mais déjà quand il a tourné les Espions il a vécu cette Allemagne qui, raconte-t-il, était entré « dans une période de troubles et de confusion, une période d’hystérie, de désespoir et de vice déchaîné, connaissant tous les excès d’un pays ravagé par l’inflation ». Le 30 janvier 1933 Hitler est nommé Chancelier, le Testament est interdit (M le sera aussi : les personnages qu’il montre sont « dégénérés »), Goebbels convoque Lang un peu plus tard à son Ministère de la Propagande et, au lieu de lui parler de son dernier film, lui annonce que Hitler a beaucoup aimé Metropolis et les Nibelungen et il lui propose de devenir le responsable du Département cinéma de son Ministère. Lang rentre chez lui, ramasse tout l’argent (et les bijoux de sa maîtresse) qu’il peut trouver (les banques sont fermées) et prend le train le soir même pour Paris.
A Paris il retrouve celui qui l’avait fait venir de Vienne à Berlin, Erich Pommer, l’ancien patron de la Decla, qui lui propose de tourner un film en France. Ce sera Liliom (1933/34), avec les acteurs français Charles Boyer et Madeleine Ozeray (et même, dans un second rôle, Antonin Artaud qui s’était déjà fait remarquer dans la Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer), mais le film n’a guère de succès et dès 1934 Fritz Lang s’embarque pour Hollywood.
Il commence sa carrière américaine avec un film qui m’a beaucoup impressionné quand je l’ai vu à la télé, il y a bien longtemps déjà, Fury (Furie) (1936). Mais avant de parler de ce film il faut mentionner un drame que Fritz Lang a vécu en Allemagne et qui pourrait expliquer certains thèmes qui reviennent systématiquement dans une grande partie de ses films. Lotte Eisner le mentionne brièvement dans son livre sur Lang mais donne un peu plus de détails sur l’affaire dans son autobiographie. Lang est marié une première fois mais a pour maîtresse Thea von Harbou. Un jour ils font l’amour sur le canapé du salon quand sa femme rentre à l’improviste et les surprend. Elle monte à l’étage et se tue d’un coup de revolver. Lang et Théa sont longuement interrogés par la police qui y trouve certaines circonstances suspectes. D’abord le coup tiré a visé le milieu de la poitrine et non le cœur (mais le coup a quand même été mortel, son cœur étant placé plutôt au centre). Et puis un long laps de temps s’est écoulé entre le coup mortel et le moment où ils ont alerté la police (à partir de ce jour-là Fritz Lang note minutieusement tout son emploi du temps et le fait même signer par ses visiteurs). Mais il est possible que cette histoire explique son attirance pour les problèmes de culpabilité (fausse culpabilité ou vraie culpabilité impunie) et de crimes plus ou moins liés à la sexualité, des thèmes qui viennent s’ajouter à un autre thème privilégié par Fritz Lang, la vengeance. Dans Fury Joe, un honnête Américain, interprété par Spencer Tracy, est pris pour l’auteur d’un kidnapping. Les habitants de la ville veulent le lyncher et mettent le feu à la prison. Joe en réchappe, laisse croire à sa mort et n’a plus qu’une idée : se venger et faire condamner les lyncheurs à mort. A la dernière minute il se repent et se dénonce. Simsolo considère que ce film fait partie avec You only live once (J’ai le droit de vivre) (1937) et You and me (Casier judiciaire) (1938) de ce qu’il appelle une « trilogie sociale ». L’Homme n’est plus victime du destin, comme dans ses films allemands, dit Simsolo, mais de la Société. Dans son deuxième film Eddie, joué par Henry Fonda, est un repris de justice qui veut se réinsérer dans la société. Impossible. Il est condamné pour un crime qu’il n’a pas connu et, au moment où son innocence est reconnue il tue pour s’évader. Dans le 3ème film, un film plutôt raté, un couple de libérés sur parole, évite la récidive et va rejoindre la société qui les tolère, ralliant en même temps ses mensonges et son code, dit Simsolo. Dans ces trois films Lang s’est attaqué aux maux de la société américaine, à la violence, au fascisme, à l’hystérie collective mais aussi à ceux de la nature humaine. Et il montre avec virtuosité dans Fury la dualité de l’homme qui passe facilement d’une nature paisible à celle d’un assassin en puissance.
Son dernier film ayant été un échec commercial Fritz Lang a du mal à pouvoir tourner à nouveau jusqu’à ce que Darryl Zanuck lui propose de se mettre au Western. Un cinéaste allemand récemment, installé aux USA, faire un western ? Pourquoi pas, la mythologie du western n’est-elle pas universelle ? Et puis Fritz Lang a lu Karl May dans sa jeunesse, il se souvient certainement de Winnetou et de Old Shatterhand. Et, en plus il est allé visiter des tribus indiennes dans les Rocheuses. Alors ce sera The Return of Frank James (Le Retour de Frank James) en 1940 et Western Union (Les pionniers de la Western Union) en 1941. J’ai dû voir le premier de ces deux films, une histoire de vengeance, le thème préféré de Lang : Frank James joué par Henry Fonda, veut tuer l’assassin de son frère. Dans l’autre film, par contre, deux frères s’affrontent jusqu’au duel final mortel. Un film amer, dit Simsolo. Celui qui s’en sort à la fin, le « pied tendre », est l’homme moderne, scientifique et cruel. Ce qui a aussi intéressé Lang dans ces deux films, c’est qu’il y a une nouveauté technique à maîtriser : les deux films sont en couleurs. Et Dieu sait, dit Lotte Eisner, s’il l’a tout de suite maîtrisée. Cela est encore plus évident dans Western Union, dit-elle. Les impressions colorées dans les scènes de nuit, les flammes jaillissantes au milieu des ombres menaçantes dans l’incendie du camp. Et puis il y a encore une autre nouveauté pour Fritz Lang, habitué depuis toujours à filmer en studio : il tourne en extérieurs et prend un plaisir évident, dit Lotte Eisner, à filmer des poursuites. Plus tard, en 1951, Fritz Lang réalisera un troisième western (ce sera dans sa période romantique, dit Simsolo, celle qui englobe aussi Moonfleet, en 1955, un autre film que j’adore et dont j’ai déjà parlé). Ce troisième et dernier western c’est Ranch notorious (L’ange des maudits) avec la superbe Marlene Dietrich et Mel Ferrer. Je me souviens très bien de ce film et ne peux qu’approuver ce qu’en dit Simsolo : « c’est une œuvre superbe, un western en forme de ballade, où la Haine, le Meurtre et la Vengeance viennent nourrir les situations dans un décor onirique… ».
En décembre 1941, après Pearl Harbour, la guerre est déclarée entre l’Allemagne et les Etats-Unis et les studios de Hollywood peuvent commencer à participer à l’effort de guerre. Fritz Lang va tourner 4 films anti-nazis. Le premier est Man Hunt (Chasse à l’Homme), tourné en 1941, ce film dont j’attends de recevoir le DVD, après avoir vu cette image surprenante, projetée par Bernard Eisenschitz, où le capitaine anglais Thorndike, un espèce de gentleman-chasseur, pour l’amour du sport, a Hitler en ligne de mire, mais ne tire pas (son fusil n’est même pas chargé). La Gestapo, par contre, va tout faire pour le rattraper. En 1943 Lang tourne Hangmen also die (Les bourreaux meurent aussi), film basé sur un fait réel, l’assassinat du SS Heydrich par la résistance thèque. La même année sort The Ministry of Fear (Espions sur la Tamise), tiré du roman éponyme de Graham Greene. Et puis, en 1946, Fritz Lang tourne Cloak and Dagger (Cape et poignard), un film dont le scénario était basé à l’origine sur le personnage de Robert Oppenheimer, le savant qui a été l’un des pères de la bombe atomique américaine. Simsolo trouve qu’il s’agit là d’un « film admirable, injustement méprisé ». Une fois de plus on trouve un thème cher à Lang, celui de notre dualité. Le savant, devenant espion par devoir, quitte la théorie et l’abstraction, dit Simsolo, « pour découvrir la violence et la prostitution ». Et découvrir en même temps sa propre violence (comme le héros de Fury). Lang a raconté à Lotte Eisner que la scène finale du film constituait « un avertissement contre la nouvelle terreur représentée par les capacités destructrices de la bombe » mais qu’elle a été non seulement coupée mais même détruite par la production. Pourtant la scène en question semblait essentielle à Lang. Le nazisme est mort. Mais les idéologies survivent. Et ces idéologies ne permettent pas à l’homme de s’épanouir.
Il y a toute une série de films qui, toujours selon Simsolo, tournent explicitement autour de la psychanalyse à partir de 1944 (il prétend même que le thème était déjà présent dans Cloak and Dagger). Il y a d’abord les deux films jumeaux dont on a déjà parlé : The woman in the window (La femme au portrait) (1944) et Scarlet Street (La rue rouge) (1945). Suit ensuite Secret beyond the door (Le secret derrière la porte) (1948), une histoire de névrosés à la Hitchcock, et puis un excellent film policier dont je me souviens très bien : House by the River (1949). Un écrivain viole sa bonne, la tue, oblige son frère à l’aider à jeter le corps dans la rivière, puis cherche à le faire accuser du meurtre mais ne peut s’empêcher de faire connaître sa propre culpabilité en reprenant l’histoire dans un roman. Il y a de magnifiques clairs-obscurs, ainsi quand les deux frères sortent la barque sous la pluie pour accomplir leur tâche macabre, la lune traverse les nuages et fait briller un poisson qui saute hors de l’eau.
Dans les films qu’il tourne dans les années 50 Fritz Lang reprend d’une manière plus explicite sa critique de la société américaine, dit Simsolo qui classe ces films en deux catégories, l’une de critique sociale, l’autre de réflexion sur les médias. La trilogie sociale est composée de Clash by night (Le démon s’éveille la nuit) (1951), The big heat (Règlement de comptes) (1953) et de Human desire (Désirs humains) (1954). Le premier de ces trois films met en scène le vieux trio mari, femme, amant dans le milieu de la pêche à la sardine de Monterrey cher à Steinbeck, mais je n’y vois pas de véritable critique de la société, ce qui est par contre le cas de The big Heat, un véritable film policier à l’américaine (à vrai dire le premier de Lang) avec gangsters, flics, fric et politiciens. Quant à Human desire c’est un remake, en plus glauque, de La Bête humaine de Zola-Renoir. Un élément d’actualité : Jeff, le conducteur de locos rentre de Corée et en est marqué. Les trois films que Simsolo a placés dans la catégorie médias sont The blue Gardenia (La femme au gardénia) (1952), While the city sleeps (La cinquième victime) (1955) et Beyond a reasonable doubt (L’invraisemblable vérité) (1956). Dans les trois films il y a meurtre et aussi bien dans le premier que dans le troisième il y a cet ancien thème de Fritz Lang, véritable idée fixe, vraie ou fausse culpabilité. Ce n’est que dans le deuxième film que se déploie une critique absolument féroce de l’Empire de la presse. Il y a lutte pour le pouvoir déclenchée par l’héritier (et par là on pourrait penser au Citizen Kane d’Orson Welles de 1940, qui est, me semble-t-il, mais il faudrait le revoir, plus un film sur le pouvoir que sur les médias. Je note que le magnat de Lang a presque le même nom : Keane). Mais chez Fritz Lang, l’héritier met en concurrence ses trois chefs de département, et l’objet de cette concurrence c’est la découverte d’un meurtrier. Et pour y réussir tout est bon : délation, corruption, prostitution et beaucoup de cruauté. Le crime est bon pour la presse. Pour elle le crime paye. Le portrait est terrifiant, dit Simsolo.
Voilà donc la carrière américaine de Fritz Lang bouclée. Et plutôt que de parler encore de ses trois derniers films, ceux de la seconde période allemande, je pense qu’il est plus intéressant de s’interroger et éventuellement de conclure. Que Fritz Lang soit un très grand metteur en scène, un parmi les tout grands, me paraît évident. Ce qui m’intéresse ici c’est de mieux connaître l’homme Lang. Et c’est pour cela que j’ai plus suivi Simsolo que l’historienne de l’art Lotte Eisner. Et pourtant, arrivé à ce point de mon étude, je suis pris de doutes. Je trouve que Simsolo utilise un peu trop souvent la notion de critique sociale. Il est certain que Fritz Lang connaît parfaitement les tares de la société américaine, le « cancer de l’Amérique », comme le dit Simsolo, « l’égoïsme et l’appât du gain ». Et il a montré ces tares chaque fois qu’il en a eu l’occasion. Mais Lang n’est pas un cinéaste politique, il n’est pas Costa Gavras, il n’a fait ni Z, ni Etat de siège. C’est certainement un homme de gauche (mais il n’a jamais été marxiste, il n’a d’ailleurs guère eu à souffrir du maccarthysme), un démocrate qui sait de quoi le fascisme et le totalitarisme sont capables et qui se méfie énormément du dévoiement du pouvoir. Un anarchiste ? Peut-être. Un individualiste certainement. Qui ne s’est jamais incliné devant personne. Mais ce qu’il ne cesse jamais de montrer dans ses films ce sont les faiblesses et les vices de la nature humaine. C’est là qu’il faut chercher, me semble-t-il, la vérité de Fritz Lang.
Simsolo comme Lotte Eisner, à propos de certains films, citent à plusieurs reprises le théâtre grec et la fatalité antique. Mais le destin n’a plus la même importance dans les films américains que dans ceux de la période allemande. Il y a un film où les personnages sont véritablement piégés par le destin, c’est You only live twice. Lotte Eisner utilise même le terme grec d’ananké : « on laisse les pauvres se rendre coupables et puis on les laisse à leur culpabilité ». A 16 ans Eddie s’est battu avec un autre garçon qui s’était montré cruel, il a été envoyé en maison de redressement, entraîné sur le mauvais chemin, condamné, puis libéré, mais on ne l’a plus jamais laissé s’intégrer dans la Société. Ce premier faux pas qui est la cause de tout, un coup de pied du destin, est un motif typiquement langien, dit Lotte Eisner : « once off guard » (un moment de relâchement). Et le dernier coup du destin se produit à la fin du film, lorsque le couple en fuite arrive à la frontière canadienne et que la femme va chercher des cigarettes à un distributeur automatique et… est reconnue. Mais sinon les personnages langiens de ses films américains sont en général responsables de leurs actes. Si on étudiait statistiquement les 22 films qu’il a tournés aux Etats-Unis, je suis certain que dans au moins 90% d’entre eux on trouverait un ou plusieurs meurtres. Il s’est expliqué là-dessus dans un texte de 1947 cité par Simsolo : « Le meurtre surgit du point le plus noir du cœur humain… Quoique la civilisation nous ait apprivoisés et contienne nos désirs destructeurs au nom des intérêts de la société, il existe assez de sauvagerie pour nous identifier momentanément avec le hors-la-loi qui défie le monde et s’exalte avec la cruauté. Le désir de mutiler ou de tuer est inséparable du désir sexuel, sous l’emprise duquel aucun homme ne peut agir en toute raison. Le meurtrier n’a qu’à apparaître pour libérer en nous un complexe d’émotions dont quelques-unes étaient enfouies si profond que nous les rejetons avec violence. Cette répulsion même est la preuve de notre anxiété qu’il soit possible que vous et moi devenions un meurtrier, par un concours de circonstances susceptibles de miner les contraintes imposées par des siècles de civilisation ». C’est ce qu’il prouve d’ailleurs dans plusieurs de ses films lorsque des gens tout à fait ordinaires sont amenés à vivre des circonstances qui les rendent violents, pleins de haine et capables de tuer (pour se venger, pour éviter d’être tués, etc.). Voir le héros de Fury qui veut la mort de ceux qui ont essayé de le lyncher et qui, une fois la tension passée, ne sera plus jamais le même qu’avant. Il en est de même du savant qui s’est révélé capable de tuer lui aussi, entraîné par patriotisme dans une guerre d’espionnage sans merci dans Cloak and dagger. Ou le Cross de Scarlet Street lui, l’éternel soumis, qui après avoir été capable de tuer Kitty et de laisser un autre, le souteneur de Kitty, être condamné pour son crime, n’est plus qu’un clochard, un mort vivant. Tout ceci me fait plutôt penser, au Heart of Darkness de Conrad et à ce chef de station devenu fou, Kurtz (qu’on retrouve d’ailleurs dans Apocalypse now): « La sauvagerie avait murmuré des choses sur lui-même qu’il ne savait pas, des choses dont il n’avait pas eu l’idée avant de prendre conseil de cette immense solitude - et le murmure s’était montré d’une fascination irrésistible ». Et puis à Freud, bien sûr. Je suis certain que le Viennois Fritz Lang connaît à fond son Viennois Sigmund Freud. Et peut-être même ces propos échangés par le vieux Sigmund avec son ami Stefan Zweig lorsqu’ils se retrouvent tous les deux en 1939, réfugiés sur l’île britannique et voient leurs vieux pays de culture submergés par la barbarie : « On l’avait toujours traité de pessimiste», disait Freud à Zweig, « parce qu’il avait nié le pouvoir de la culture sur les instincts (voir son livre: Unbehagen in der Kultur que j’ai déjà cité à plusieurs reprises dans mon Voyage à propos du tueur de Beyrouth et de l’explorateur et ethnologue Richard Burton), maintenant on voyait confirmée de la façon la plus terrible, son opinion que la barbarie, l’instinct élémentaire de la destruction ne pouvaient être extirpés de l’âme humaine». «Peut-être», continuait-il, «trouverait-on le moyen de réprimer ces instincts au moins dans la vie des Nations. Mais sur le plan individuel, jamais. Dans la vie de tous les jours, dans la nature la plus intime, subsisteraient comme des forces indéracinables et peut-être nécessaires pour maintenir l’indispensable tension.» C’était bien la conviction intime de Fritz Lang…
Post-scriptum (17 mai 2010): J'ai refondu mes différentes notes sur Lotte Eisner, la Cinémathèque, le cinéma de la République de Weimar et Fritz Lang en une note de synthèse illustrée placée sur mon site http://www.bibliotrutt.lu/ (Voyage autour de ma bibliothèque) sous Portraits et Compléments: Lotte Eisner, la Cinémathèque et le cinéma de Weimar.