Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Atomic Ann et Nicolas-le-petit

A A A

(Anne Lauvergeon : La femme qui résiste, édit. Plon, 2012)

Tout le monde devrait lire son témoignage, à Anne Lauvergeon. Surtout en cette période d’élections présidentielles. Témoignage extraordinaire sur la déchéance industrielle de notre pays, sur la totale absence de vision de ce Président médiocre qui disparaîtra, je l’espère bien, dans les oubliettes de l’histoire en mai prochain, sur les petits calculs mesquins, les coups tordus, les amis du Fouquet’s, les incompétents bouffis, les hommes de l’ombre, la maffia de l’autocrate Sarkozy, bien plus dangereux que ne le laisserait croire ce titre finalement bien anodin d’agité du bocal dont je l’ai affublé dans le passé. La Colère !
Je rappelle qui est Anne Lauvergeon et quel est son parcours. Taupe à Lakanal à Sceaux, Normale Sup’, rue d’Ulm, maîtrise et agrégation en physique, acceptée dans le corps prestigieux des Mines réservé en principe aux Polytechniciens bien classés mais ouvert exceptionnellement grâce au Normalien Pompidou à quelques élèves de la rue d’Ulm intéressés plus par l’industrie que par la recherche ou l’enseignement. Elle va donc encore suivre les cours de l’Ecole des Mines de Paris, faire deux stages d’un an à Usinor d’abord, puis à l’Institut de Protection et de Sûreté nucléaire, filiale du CEA, ce qui sera son premier contact avec le nucléaire et avec les risques industriels en général et ceux de la chimie en particulier (rappelez-vous Séveso !).
Son premier poste, caractéristique pour un Corpsard : les souterrains de Paris. Aussi mystérieux et dangereux que les souterrains de la Politique qu’elle connaîtra plus tard. Deuxième poste au Corps des Mines même, enfin vient la proposition qui va changer sa vie : elle émane de l’Elysée, du Secrétaire général adjoint Christian Sautter et du Secrétaire général lui-même, Jean-Louis Bianco. Et c’est Mitterand qui décide de l’engager : elle n’est ni socialiste ni énarque ! Son poste : chargée de mission pour l’économie internationale et le commerce extérieur. Très vite elle se fait remarquer par le chef de l’Etat par sa grande capacité de travail, sa culture et sa franchise. Elle participe à de nombreuses rencontres internationales et finit par succéder à Sautter au poste de Secrétaire général adjoint et va même remplacer celui que l’on avait appelé le Sherpa, Attali, quand il va partir diriger la BERD. Et, à partir de mars 91 va occuper un bureau qui jouxte celui de Mitterand. Et elle va rester à son poste, par fidélité, jusqu’à la fin de sa présidence. Elle vit une première expérience de cette misogynie si répandue aussi bien chez les politiques que chez les dirigeants d’industrie après la nomination d’Edith Cresson comme Premier Ministre en mai 91. Charasse, bon Rad’soc de la IIIème, organise chaque mercredi un déjeuner avec les collaborateurs de l’Elysée qui commence par « Mort à Cresson », avec force perfidies et plaisanteries grasses. « Elle n’était peut-être pas la personne adéquate » à ce moment de la vie politique, dit Lauvergeon prudemment, mais elle avait quelques « intuitions » tout à fait valables : l’importance des PME p. ex. pour l’export et elle a agi avec dynamisme dans ce sens. J’ajouterai qu’elle avait encore une autre « intuition » : la découverte de la pratique de l’apprentissage chez les Allemands, pratique admirable, payée par les Länder, forçant les entreprises à participer à la solution d’un problème de société, le chômage des jeunes, et à l’inculcation chez ces mêmes jeunes d’un esprit industriel. Intuitions bien vite oubliées, une fois la Cresson passée à la trappe. Puis Lauvergeon vit l’alternance, l’arrivée de Balladur au pouvoir, qui lui fait des avances (politiques bien sûr) qu’elle repousse. Elle est d’ailleurs très sévère à l’égard de Balladur et les mystérieux intermédiaires, Balladur qui se voyait déjà Président avec ses deux Nicolas, Bazire et Sarko, alors que Chirac, plutôt naïf, ne voyait rien venir de « son ami de trente ans ».
En 95 elle passe un moment à la Banque Lazare, s’initie aux fusions/acquisitions, passe 6 mois aux US (parle bien sûr parfaitement l’anglais et l’allemand), puis, au retour, se heurte au neveu du patron, Edouard Stern, violent, malheureux, bien que beau, intelligent, riche et père de beaux enfants (c’est lui qui sera assassiné plus tard, habillé de latex, par sa maîtresse à Genève). Il est vexé parce que c’est elle que Péchiney veut comme administrateur représentant de la Banque et non pas Stern. Elle quitte. Rejoint Alsthom-Alcatel.
Beau groupe industriel à l’époque. Elle sera Directeur général adjoint de la Division Télécom, puis membre du Comité exécutif du Groupe, responsable de l’international et des participations, groupe, à l’époque, dirigé par Tchuruk. Et elle vit alors ce que sera la pression des marchés sur les dirigeants des grandes entreprises (et c’est bien sûr encore le cas aujourd’hui où toutes les entreprises du CAC 40 sont contrôlées en majorité par des investisseurs étrangers). A l’époque c’est la grande admiration pour les télécoms (plus tard ce sera le net). On admire la croissance et on fait des bulles. On a un profond mépris pour le « brick and mortar », dit-elle, c. à d. tout ce qui est du solide : industrie, énergie, engineering. J’ai bien connu ces idées à la con. Ou cette autre idée : il faut développer les services, laisser la production aux Chinois. Quelques années seulement après mon départ de Fives Lille-Cail, pourtant grand de la mécanique, solide sur ses trois jambes, matériels de sucrerie, de cimenterie et de métallurgie-sidérurgie, bien gérée, contrôlée par une Banque d’affaires sérieuse, Paribas, la Direction, tombée sous le charme d’un charlatan, ancien commerçant de Darty, se diversifie dans la distribution de matériel électronique grand public en donnant une garantie illimitée et frôle la faillite, les usines de Fives (Lille) et Denain seront bientôt fermées, le siège près de l’Elysée vendu et on dit que Claude Sapin, père de Michel, très fin et intelligent, ancien Directeur commercial, probablement devenu administrateur, se voit confisquer sa villa par les créanciers. Aujourd’hui Fives repris par Babcock, devenu Fives-Babcock, vend des fours (quel four en effet !). Autre exemple : Mannesmann. Historiquement sidérurgiste, spécialiste en tubes, du plus petit jusqu’au pipe-line, reprend au début des années 60 le mécanicien numéro 1, Demag (du plus petit palan jusqu’aux énormes laminoirs, ponts roulants lourds, grues portuaires, etc.). Je les ai bien connus, jusqu’au PDG, Petersen, ayant eu à négocier avec eux une histoire de licence de brevet quand j’ai vendu ma première grande machine de coulée continue d’acier à Usinor Dunkerque. Des types extrêmement retors et connaissant parfaitement leurs produits. Et puis je les ai retrouvés bien plus tard quand à Secalt je m’étais lancé dans un domaine où ils étaient les leaders mondiaux, les installations d’entretien des façades des immeubles et quand ils ont voulu me vendre, à la fin des années 80, leur activité. Le responsable avec qui j’ai traité n’avait lui aussi qu’une idée en tête, les télécoms. Ils avaient repris le réseau de téléphonie de la Bundesbahn et avaient commencé la fabrication de téléphones mobiles (mon premier mobile était un Mannesmann). Et ils ont tellement réussi que la première entreprise de téléphonie mobile anglaise de l’époque a lancé une OPA sur la totalité du groupe Mannesmann avec l’aide de banques puissantes, rien que pour récupérer leur téléphonie ! L’OPA a réussi et tout Mannesmann-Demag a été vendue par appartements. Ce qui montre que même des Allemands peuvent faire des conneries en industrie quand ils se laissent avoir par des mythes de financiers !
Alors voilà que Alcatel-Alsthom est amenée par ces financiers tout-puissants à vendre Alsthom (des bêtes générateurs et du bête matériel roulant) ainsi que Framatome. Je rappelle que Framatome était l’héritier de G3A, le constructeur de nos centrales nucléaires (je crois que cela s’appelait Génie Atomique Atlantique Alsacienne), devenu Framatome (France-Amérique Atome) lorsque le CEA a décidé de changer de procédé et passer de nos centrales au graphite (G1 à G3 à Marcoule et la première d’EDF, Chinon, j’étais encore au CEA à l’époque) à la technique Westinghouse à eau pressurisée. C’est alors que Jospin, Premier Ministre, puis DSK, Ministre de l’Industrie, proposent à Lauvergeon de prendre la direction de la Cogema. C’est en juin 99. Et Chirac approuve. Lauvergeon n’hésite pas. Même si plus tard elle se rend compte qu’il y a quelques raisons politiques derrière cette offre. Les Verts ont eu plus de 10% aux élections européennes, Dominique Voynet, antinucléaire notoire, est Ministre de l’Environnement et la Cogema a très mauvaise réputation (elle fabrique les combustibles des réacteurs et traite les déchets nucléaires) : il y a le mythe de l’usine de La Hague, qui pollue la mer, dit-on, et donne le cancer aux petits enfants des alentours (le mythe vit encore) !
Alors Lauvergeon entre en action, apporte de la visibilité, la transparence pour le public, améliore les relations sociales, etc. Et a bientôt l’idée d’un pôle nucléaire français. Apporte 50% de la branche combustibles de Cogema à Framatome, devenant ainsi actionnaire de référence, 34%, de Framatome. Les experts à la Minc veulent privatiser Framatome et développer son activité connectique. La Direction du Trésor approuve (ceux-là n’ont jamais rien compris à l’industrie, je les ai vus à l’œuvre quand il s’agissait de gérer les mauvais actifs, on ne les appelait pas encore toxiques, après la déconfiture du Crédit Lyonnais. Il y avait quelques pépites de Tapie, tout ce qui était pesage : Trayvoux, Aequitas, Testut, etc. qu’ils ont tout simplement laissé mourir). Un banquier d’affaires, Philippe Villin, à qui elle en veut tout particulièrement s’agite. Son idée à elle, créer un grand pôle Cogema – Framatome – CEA Industrie (les applications industrielles de la recherche du CEA), est bien trop logique pour ces gens-là. Pour eux la production d’énergie, c. à d. ce que les Américains appellent utility, c’est ringard, has been. Alors elle revoit Jospin, Fabius, Chirac et obtient l’appui de Corpsards et gagne la partie : la nouvelle AREVA est créée le 3 septembre 2001. C’est bien sa création à elle. Je raconte tout cela pour montrer la dimension du personnage. Les ventes commencent à repartir en 2003. D’ici 2004 il y a 26000 recrutements en France et 70% des investissements sont faits en France, dit-elle. Les ventes sont essentiellement de l’export (on ne construit plus de centrales en France). L’EPR est développé avec Siemens et vendu fin 2003 en Finlande. C’est un générateur de 3ème génération de très grande sûreté. Areva devient numéro 1 mondial en nucléaire, dépassant de loin ses concurrents américains. Le New-York Times le regrette et titre en janvier 2008 : Why we need Atomic Ann. Le nom lui est resté.
Mais tout ceci crée des jalousies et les attaques commencent très tôt. En 2003 déjà Patrick Kron veut la fusion avec Alsthom, devenue Alstom et en difficulté. Et il pense avoir les moyens pour l’imposer. Francis Mer, Ministre de l’Industrie, ancien PDG d’Usinor, celui qui a dit : réaliser un revenu de 20% sur investissement, rêvé et réclamé par les investisseurs financiers, est impossible à obtenir pour une industrie normale, la soutient et refuse la fusion. Lui parti, Raffarin, Premier Ministre et Sarkozy, Ministre de l’Economie, reviennent à la charge. A Bruxelles Monti refuse. Finalement les banques font leur boulot et requinquent Alstom. Qui doit néanmoins vendre sa filiale T et D., spécialisée en transmission et distribution d’énergie. Et Areva doit s’exécuter et l’acheter. Et va la développer. Le chiffre d’affaires passe de 3 à 5 Milliards d’Euros, dit Lauvergeon, et on a embauché entre 2004 et 2009 15000 personnes. En 2009, pourtant, Alstom obtient de Sarkozy, devenu Présdent entre-temps, de pouvoir racheter T. et D., mais n’a pas assez d’argent. Donc on divise par deux. La moitié à Alstom, l’autre à Schneider-Electric. Bonjour la politique industrielle de la France. Siemens est heureux, dit Lauvergeon.
En automne 2004 c’est Martin Bouygues, encore un ami-Fouquet's, qui vient solliciter Lauvergeon. Il veut s’allier et devenir l’actionnaire de référence d’Areva. Refus. Alors le gouvernement vend ses actions d’Alstom (26%) à Bouygues (qui pense ainsi rentrer dans Areva par la porte de derrière après fusion Alstom-Areva). La vente s’est faite de gré à gré, sans concurrence, dit Lauvergeon. Je ne m’en souviens pas. Cela me paraît énorme.
En automne 2006 déjà, Sarkozy, sûr d’être le prochain Président, propose à Lauvergeon de devenir Ministre. Elle refuse. Et refusera encore après son succès en mai 2007. Il est furieux, dit-elle. Et, rancunier, lui sera, à partir de ce moment-là, toujours hostile. Et c’est certainement ce refus-là, bien plus que son ancienne complicité avec Mitterand, qui lui sera fatal un peu plus tard.
Dès l’automne 2007 on revient très vite au projet de fusion avec Alstom. L’Elysée demande d’étudier la question à l’Administration des Participations de l’Etat. Il faut adosser Areva à quelqu’un, décide-t-on. A qui ? Alstom, Mitsubishi ou Siemens ? En novembre 2007 Areva obtient un contrat de 8 Milliards des Chinois (deux EPR). Sarkozy assiste à la signature mais sans marquer de cordialité excessive envers la Présidente d’Areva, ironise Lauvergeon.
En avril 2009 Jean-Cyril Spinetta, un homme bien, ancien PDG d’Air France, est nommé Président du Conseil de Surveillance d’Areva et doit faire une étude de rentabilité et de viabilité. L’étude est favorable à Lauvergeon. Le modèle intégré est bon, la gestion OK, l’augmentation de capital (demandée en 2003 pour 3 Millions d’Euros) nécessaire. Sarko pas content. On va encore en lancer deux autres, des rapports : rapport Roussely en 2009, Ricol en 2010. Excellent pour l’image internationale d’Areva !
En 2008 Sarkozy se demande publiquement ce que Siemens fait dans le capital d’Areva (or l’EPR a été développé de concert avec Siemens). En janvier 2009, Siemens, fatigué des manœuvres du gouvernement français et inquiet de la menace Alstom, décide de se retirer d’Areva. Et les relations avec Mme Merkel n’étant guère bonnes à l’époque, on ne peut les empêcher. Siemens part et s’allie avec les Russes pour le nucléaire. Bonjour les dégâts !
Fin 2009 c’est Henri Proglio, ancien PDG de Veolia, qui est nommé à la tête d’EDF. Un homme du Fouquet’s. Grand ami de Sarkozy. Un bulldozer. Qui a d’ailleurs réussi avec Veolia, il faut le dire, et, surtout, a réussi à résister à ce fou de Messier, son patron à Vivendi (Veolia était filiale : Vivendi-Environnement, anciennement Générale des Eaux). Maintenant c’est lui qui veut fusionner avec Areva. L’illogisme d’une telle fusion me paraît, pourtant, évidente : EDF est le premier client d’Areva, mais c’est un électricien, comme le sont tous les clients d’Areva dans le monde. Et avec la mondialisation actuelle de tous les groupes d’énergie dans le monde, EDF est donc un concurrent potentiel pour tous les clients éventuels d’Areva !
Proglio ne connaît rien au nucléaire mais se dit chef de file du noyau nucléaire français. Tête de Lauvergeon ! Et de Mestrallet, PDG de GDF-Suez ! Avant même de prendre ses fonctions Proglio donne une interview aux Echos où il affirme que EDF sera chef de file du nucléaire en France, que Areva devrait être démantelé et que l’EPR n’est pas bon, trop cher parce que inutilement trop sûr. Or, au même moment, Areva est en concurrence pour 4 EPR à Abu Dhabi. Auparavant, Areva avait demandé depuis longtemps à EDF de participer à l’offre, en tant qu’électricien. EDF avait refusé. Donc Areva s’allie à GDF-Suez. Puis vient la décision française : le deuxième EPR français ne sera pas construit par GDF-Suez mais par EDF. Surprise d’Abu Dhabi. Alors Claude Guéant, malgré tout, demande à EDF d’entrer dans le consortium. Ils font encore de la résistance pendant six mois. Finalement on perd le contrat contre les Coréens. C’est la faute à Lauvergeon !
Il y a pire : l’EPR dont l’étude avait été lancée avant que j’arrive, dit Lauvergeon, est cher parce que gros. 1600 MW. C’est ce que voulait l’EDF. Alors Lauvergeon avait lancé l’étude d’un réacteur plus petit, de 1000 MW, Atmea. Pour Proglio il n’existe pas. Son ami Roussely, un banquier, président d’honneur d’EDF, affirme qu’Atmea ne sera prêt que dans 10 ou 15 ans. Or Atmea a reçu le feu vert de l’autorité de sûreté nucléaire début 2012, nous dit Lauvergeon.
Toujours en 2009 on décide qu’il y aura augmentation de capital avec trois actionnaires minoritaires : Qatar, Koweït et Mitsubishi. C’est Fillon qui a mis Mitsubishi dans la liste. Logique. Atmea a été développé avec eux. C’est le plus grand groupe japonais de la Mécanique. En 2010 l’Elysée élimine Mitsubishi sur intervention de Patrick Kron d’Alstom, alors que Fillon s’était engagé là-dessus au Japon. On est tous en train de ramer, dit Lauvergeon, moi, mais aussi Fillon et Lagarde, en face de courants parallèles, d’une République parallèle de Sarkozy (Proglio couvé par Borloo – on comprend pourquoi Proglio a voulu placer plus tard Borloo à la tête de Veolia – Roussely, Kron, Guéant, etc.). Et puis tout à coup les Qataris ne sont plus intéressés par Areva. Seulement par les mines d’uranium. Dont Roussely avait préconisé l’ouverture du capital. Lauvergeon trouve bizarre ce grand amour de Sarkozy pour le Qatar (j’ai l’impression qu’elle soupçonne des financements aux parfums d’Orient). Moi aussi. Quand on voit toutes les participations de cet Emirat dans nos grandes sociétés françaises, cela paraît plutôt inquiétant (Le Monde les avait présentées sur une double page).
En 2010 c’est l’Afrique du Sud qui veut investir en réacteurs nucléaires. Les réunions à ce sujet se passent chez Claude Guéant. Lui, Borloo et Proglio sont persuadés qu’on peut négocier avec les Sud-Africains de gré à gré sans appel d’offre ! D’ailleurs ils ont un intermédiaire qui le leur assure. Alors ! Et Guéant décide que c’est Proglio tout seul qui va négocier en Afrique du Sud. On oublie qu’il n’y connaît rien, que Lauvergeon conseille l’Afrique du Sud depuis 10 ans, que l'électricien Ekstom est client d'Areva et que les deux seuls réacteurs que possède l’Afrique du Sud ont été livrés par Framatome, c. à d. Areva ! Mais c’est pas tout : on apprend que la grande idée de toute la bande c’est de vendre des réacteurs chinois à l’Afrique du Sud ! Des réacteurs qui n’ont pas la sûreté voulue et qu’ils n’ont pas le droit de vendre parce que c’est Areva qui en possède la propriété intellectuelle. Quand après cela on entend pendant la campagne électorale en cours Sarkozy se vanter qu’il défend l’industrie française, on croit rêver ! Ils n’ont évidemment rien vendu, dit Lauvergeon.
Et puis c’est le 11 mars 2011. Fukushima. La preuve tragique que Areva a raison. Que seules comptent maintenant la sûreté, la sécurité. C’est l’EPR qu’il faut. Et quelle est la seule experte étrangère qu’on demande ? C’est Anne Lauvergeon. Areva avait envoyé déjà dès le 18 du matériel et des techniciens. Lauvergeon part dès que les Japonais sont prêts : le 29. Fillon et Besson sont prévenus. Sarkozy, participant à une réunion du G20 en Chine, fait un saut à Tokyo deux jours plus tard, ne peut rester que 4 heures, ne veut pas voir Lauvergeon (elle lui fait de l’ombre), repart en laissant NKM sur place pour rencontrer les autorités japonaises qui ne veulent voir personne si ce n’est des spécialistes… Après cela il dira pendant la campagne électorale qu’il est allé tout de suite à Fukushima. Hollande s’en moque.
Et puis c’est la fin. Le renouvellement du mandat de Lauvergeon est en juin. Elle y croit encore. Se bat. Expose dans une lettre publiée dans le Monde pourquoi elle pense qu’elle doit continuer. Elle a eu raison pour la sécurité. Le Conseil de Surveillance sous la présidence de Spinetta la propose comme la meilleure des candidats. Les syndicats la soutiennent. Les Anglo-Saxons, pas prêts pour suivre l’Allemagne qui arrête tout, approuvent. Un gros client que je connais bien – nous-mêmes l’avons eu pour client – Duke Energy, Compagnie d’électricité américaine importante, possédant des réacteurs nucléaires (si je me souviens bien, c’est en Virginie), va jusqu’à faire un appel en faveur de Lauvergeon dans une tribune de presse. Rien n’y fait. Et Sarkozy, sadique, charge Fillon qui l’a toujours soutenue de l’exécuter. C’est le 15 juin, quinze jours avant la date de renouvellement. Alors qu’il avait été convenu en Conseil des Ministres que les PDG des grands groupes contrôlés par l’Etat seraient prévenus longtemps à l’avance de la décision de reconduction ou non-reconduction. Visiblement Lauvergeon aime bien Fillon. Lui et Lagarde l’ont toujours soutenue. Et c’est quelqu’un, dit-elle, qui a toujours été plus régalien et plus soucieux des intérêts de l’Etat que Sarkozy. Et elle a encore d’autres liens : ils ont tous les deux des maisons au bord de la Sarthe. Elle cite Séguin : on est des "Républicains des deux rives". Celui qui va lui succéder c’est son adjoint, Oursel, qui n’avait pas été retenu parmi les six possibles par le Conseil de Surveillance. Mais on peut supposer qu’il sera plus souple devant les exigences de Proglio. On a quand même évité celui qui s’y voyait déjà, Yazid Sabeg, grand ami d’un des hommes de l’ombre, Alexandre Djouhri. Au fond pourquoi pas ? Les grandes sociétés françaises contrôlées par l’Etat, à quoi bon y placer des gens compétents ? Ne sont-elles pas là pour qu’on puisse y placer ses amis ? Sarkozy n’a-t-il pas placé son ami Alexandre de Juniac comme PDG d’Air France ? Et encore, l’Etat n’en contrôle que 18% !
Pour Lauvergeon le harcèlement n’est pas fini. D’abord le communiqué sur son limogeage a paru pendant qu’elle était dans le bureau de Fillon. Elégant. En décembre 2011 on fait une dévaluation monstre d’une société de minerais d’uranium achetée en 2007 avant la crise sub-prime et la catastrophe de Fukushima. C’est la faute à Lauvergeon. Commission d’enquête, campagne de presse. Lauvergeon n’a pas accès au dossier. Et c’est aussi en décembre 2011 que Lauvergeon apprend qu’elle et son mari ont été espionnés par une officine aux frais d’Areva…
Anne Lauvergeon a placé en exergue à l’un des chapitres de son bouquin une citation extraite de L’Etat et la Révolution d’Arthur Arnould : Le despotisme anonyme d’une oligarchie est quelquefois aussi effroyable et plus difficile à renverser que le pouvoir personnel aux mains d’un bandit. Espérons qu’on arrivera à le renverser quand même.
Pour finir elle revient à des problèmes que j’ai maintes fois énoncés moi-même. Aux problèmes des PME. Au libéralisme économique. A la dérégulation financière. A toutes ces têtes brillantes, polytechniciens, normaliens même, devenus apprentis sorciers, inventant tous les jours des produits financiers nouveaux que personne ne comprend (et que personne ne contrôle). Au maquis et à la prolifération des lois et des décrets. Aux problèmes de l’Europe. Mais on connaît tout cela. Et puis à tous ces intermédiaires, ces incompétences qui profitent du fonctionnement autocratique du Président (un Claude Guéant qui n’a pas la moindre expérience industrielle prend des choix stratégiques dans ce domaine). De notre déclin dramatique en capacité d’export et en industrie.
Moi j’ai été Conseiller du Commerce extérieur français pendant plus de quinze ans. L’export était notre force. Et puis j’ai vu le surplus se changer en déficit et puis le déficit se creuser chaque année. Et j’ai vu que rien ni personne ne bougeait. Une fatalité acceptée. Aucune étude sérieuse sur les causes. Réactivité zéro.
Le déclin industriel allait de pair. Lauvergeon cite les chiffres : on est au niveau anglais : 16% de la valeur marchande produite contre 24% en 2000. L’Allemagne est à 30%, la Belgique, même, à 21%. Et on a perdu sur la même période 700000 emplois ! Et Sarkozy se dit le défenseur de l’industrie.
Lauvergeon nous rappelle d’autres Présidents qui, eux, avaient des stratégies. Elle pense à Pompidou. Six grands programmes industriels lancés entre 1960 et 70 : le spatial, les télécoms, le TGV, le nucléaire, l’aéronautique et le plan calcul. Cinq de ces programmes ont réussi brillamment. Un seul a raté : Bull, le calcul. Depuis on bricole. Au pire on démolit.
Mais j’arrête là. Elle, elle a encore l’espoir. Moi pas. Elle est encore jeune…

Post-scriptum (19 avril 2012) : Dans la campagne présidentielle en cours, Sarkozy vient de déclarer qu’il n’a jamais été question de vendre des réacteurs nucléaires à la Libye. Or, en été 2007, après la libération des infirmières bulgares, la France et la Lybie ont bien signé un accord de coopération nucléaire. C’est Areva qui s’est opposé à la vente d’un réacteur aux Libyens, non à cause du risque de développements militaires, mais simplement à cause des risques inhérents au nucléaire tout simplement. En énergie nucléaire il faut une autorité de sûreté. Or, dans un régime dictatorial à la Khadafi, cette autorité est nulle et non advenue, dit Lauvergeon. Il n’empêche que Claude Guéant, dans ses derniers jours de Secrétaire général de l’Elysée, charge encore Proglio d’aller en vendre en Lybie en été 2010. Sarkozy pris une fois de plus en flagrant délit de mensonge !