Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Hannah Arendt et Eichmann

A A A

C’est le hasard qui m’a apporté ce livre sur ma table. Ou plutôt un libraire de Bléré en Touraine, Jean-Louis Mathis, qui m’envoie régulièrement ses catalogues. Il m’intéressait pour plusieurs raisons, d’abord parce que j’avais lu il y a longtemps déjà, la grande étude de Hannah Arendt sur les deux totalitarismes, stalinien et hitlérien. Et je me souviens d’avoir grandement apprécié l’intelligence et l’esprit libre de cette femme. Ensuite, parce que je savais que le livre qu’elle avait consacré au grand procès du criminel nazi Eichmann à Jérusalem (elle y avait été envoyée comme journaliste par le New Yorker) avait essuyé pas mal de controverses. Sur deux points essentiellement : elle avait inutilement blessé l’opinion publique israélienne (et les survivants de la Shoah) en trouvant que les juifs s’étaient laissé faire sans résister (elle critiquait particulièrement les conseils des Anciens). Et d’autre part en qualifiant Eichmann de criminel banal. D’ailleurs son livre était sous-titré : Rapport sur la banalité du mal (voir Hanna Arendt : Eichmann à Jérusalem – rapport sur la banalité du mal, édit. Gallimard, 1966).
Ah, non, diront les quelques individus qui me lisent encore, il ne va pas encore nous parler du Mal ! Mais, mes amis, il le faut bien. Ce n’est pas le mal métaphysique qui m’intéresse mais je ne pourrai jamais cesser de m’interroger sur tous ces monstres qui ont pullulé au XXème siècle et qui continuent encore, Hitler et ses sbires, Staline et ses sbires, Pol Pot et ses sbires, et tous les autres, ceux de Yougoslavie, ceux d’Afrique (tiens, hier encore, de petits monstres ont coupé bras et pieds à vif à Tombouctou !), il le faut bien puisqu’ils sont faits de la même substance humaine que moi. Alors, si j’ai lu ce qu’en a dit Primo Levi (ce n’étaient pas des monstres. Ils étaient des hommes très ordinaires. Mais mal éduqués), ce qu’avait dit à la télé Rithy Panh, le survivant des champs de la mort des Khmers Rouges (je ne puis accepter ce que tant d’intellectuels nous racontent : nous sommes des hommes comme eux, le Mal est en chacun d’entre nous) et ce qu’en pensait Sigmund Freud (il restera toujours chez l’homme quelque chose d’irrationnel, peut-être nécessairela barbarie, l'instinct élémentaire de destruction ne peuvent être extirpés de l'âme humaine... Mais lui n’avait pas encore connu l’horreur dans toute son étendue), alors pourquoi ne pas entendre également ce que dit cette grande intellectuelle, juive elle-même, docteur en philosophie et en théologie, historienne et élève du philosophe allemand Karl Jaspers ?
Cela fait longtemps, ai-je dit, que j’ai lu son œuvre maîtresse, voir : Hannah Arendt : The Origins of Totalitarism, édit. Harcourt, Brace and Cy, New-York, 1951 (ce n’est pas elle-même qui a inventé le terme. Il était déjà connu en Italie dans les années 30, les antifascistes l’employant d’une manière négative, Mussolini de manière positive !). Je me souviens vaguement – mais je n’ai pas relu l’ouvrage récemment, seules les réflexions qu’elle a faites en conclusion, j’y reviendrai – que je n’étais pas d’accord sur tout dans sa démonstration. Déjà dans ses explications de l’antisémitisme j’avais quelquefois l’impression qu’elle cherchait des fautes chez les juifs eux-mêmes. Et puis je ne voyais pas – et je ne vois toujours pas – pourquoi elle a divisé son ouvrage en trois grands chapitres : antisémitisme, impérialisme, totalitarisme. Comme si antisémitisme et impérialisme étaient les racines ou au moins les antichambres du totalitarisme. Or, aujourd’hui, on connaît, je crois, assez bien la façon dont les fascismes se sont développés, des milliers de livres l’ont étudié, et j’en ai résumé moi-même les différentes phases dans mon texte sur les Trente Honteuses au tome 4 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque (comme, dans d’autres textes, j’ai étudié l’irrésistible ascension d’Alfred Hitler). On sait que la guerre de 14 y était pour beaucoup (défaite pour les Allemands, humiliation pour les Italiens), mais d’autres facteurs ont joué, nationalisme, haine de la démocratie, racisme aussi bien sûr (on connaît mieux aujourd’hui l’influence en Allemagne du mouvement völkisch, « passage du romantisme allemand au nazisme »), crise économique et chômage de masse (un peu comme aujourd’hui), etc. Quant au stalinisme il était déjà en germe dans l’adoption du mot « dictature du prolétariat » par Lénine et Trotzki (Rosa Luxembourg l’a compris immédiatement, prévoyant tout de suite ce qui allait suivre : elle l’a vivement condamné alors qu’elle était déjà enfermée depuis plusieurs années dans une prison à Breslau et bientôt condamnée à être assassinée. D'abord dans des lettres adressées à l'organisation spartakiste, puis dans un manuscrit qu'elle a encore pu transmettre à un ami. Voir Rosa Luxemburg : die russische Revolution, édité à titre posthume par Paul Levi, Verlag Gesellschaft und Erziehung, 1922).
Non, je crois que le grand mérite de Hannah Arendt a été de montrer, dans sa grande étude du totalitarisme, que hitlérisme et stalinisme n’étaient que les deux faces du même mal. Pour beaucoup de gens de gauche c’était à l’époque (immédiat lendemain de guerre) quelque chose de difficile à accepter. Parce qu’on pensait qu’une idéologie était meilleure, à la base, que l’autre. Et, c’est vrai que d’un simple point de vue humaniste, le nazisme avec sa base raciste, exterminatrice de juifs, expansionniste et guerrière, peut paraître plus vile que le stalinisme, basé sur une dictature du prolétariat justifié par la justice sociale. C’est là qu’il faut citer, je crois, ce que Hannah Arendt écrivait dans ses conclusions. Les idéologies ne sont que des opinions « harmless, uncritical and arbitrary » tant qu’on n’y croit pas sérieusement ! Mais gare (je reprends son texte original en anglais) ! « Once the claim to total validity is taken literally they become the nuclei of logical systems in which, as in the systems of paranoiacs, everything follows comprehensibly and even compulsorily once the first premise is accepted. The insanity of such systems lies not only in their first premise but in the very logicality with which they are constructed. The curious logics of all isms, their simple-minded trust in the salvation value of stubborn devotion without regard for specific, varying factors, already harbors the first germs of totalitarian contempt for reality and thinking ». Disons-le plus clairement : l’idéologie mise au service d’un système totalitaire devient paranoïaque. Elle interdit tout sens de la réalité, toute pensée autonome, toute rébellion. Elle donne une justification aux membres de la hiérarchie pour dominer et écraser le reste de la population (qu’ils y croient naïvement, en étant eux-mêmes intoxiqués, ou qu’ils soient simplement cyniques). Elle est l’aliment de la propagande, outil essentiel de tout système totalitaire. Et cela s’applique bien sûr à nos principales idéologies d’aujourd’hui, islamisme et intégrisme financier. Et cela explique probablement aussi la façon dont Hanna Arendt juge Eichmann, un des plus grands criminels de l’histoire quand on pense qu’il a était l’un des rouages essentiels (l’homme de la logistique, dirait-on aujourd’hui) de l’extermination méthodique de 4 à 5 millions de juifs, mais considéré comme simple rouage d’une organisation monstrueuse bâtie sur une fausse idéologie, rien qu’un criminel banal !
Mais revenons à son rapport sur le procès Eichmann. Que lui a-t-on reproché exactement, à Hannah Arendt ? L’éditeur de la publication française (l’original anglais avait paru trois ans plus tôt, en 1963) prend la précaution d’exposer les principaux reproches qu’on lui a faits dans un avertissement. Et elle-même, dans un post-scriptum y répond. « Les reproches le plus généralement adressés à Mme Hannah Arendt », dit l’éditeur, « ont porté d’abord sur la question de la collaboration forcée des organisations et des responsables de communauté juifs avec les nazis comme sur les conclusions qu’elle en tire ». Or la controverse est allée beaucoup plus loin : on est revenu sur le comportement des juifs eux-mêmes. N’auraient-ils pas dû se défendre ? D’aucuns sont allés jusqu’à parler de « mentalité de ghetto » ou de « désir de mort ». Hanna Arendt n’a jamais parlé de cela, il suffit de lire attentivement son texte. C’est le procureur qui avait posé la question lors du procès. « J’avais écarté cette question, qui me paraissait stupide et cruelle », dit-elle dans le post-scriptum. Malheureusement je crois qu’en Israël cette idée d’une soi-disant passivité des juifs européens a laissé des traces (Hanna Arendt prétend même que le mot « mentalité de ghetto » a trouvé sa place dans les livres de classe israéliens). Aujourd’hui Israël ne croit plus qu’en la force, l’Armée, la bombe atomique et l’occupation indéfinie de la Palestine. Et je crains qu’en arrière-plan il y ait cette idée : ne plus jamais se laisser faire comme eux se sont laissé faire ! Avraham Burg, dans son livre, Vaincre Hitler, Pour un judaïsme plus humaniste et universaliste (édit. Fayard, 2007), trouve que c’est justement depuis le procès d’Eichmann que la Shoah a commencé à complètement imprégner la vie et la façon de penser en Israël. Elle est devenue le socle de l’éducation, dit-il : voyage systématique en Pologne, épreuve obligatoire au bac. Tout invité officiel doit se rendre au Mémorial, le Yad Vashem. Et derrière la célébration exagérée de la révolte du ghetto de Varsovie il y a le reproche implicite fait aux victimes de s’être laisser égorger, ce qui permet de glorifier l’esprit militaire. La présence obsédante de la Shoah dans les médias, la littérature, les arts, l’éducation et la politique a d’innombrables répercussions souterraines, dit Burg. Et d’abord sur « la conception israélienne de la sécurité et  de la force, les peurs et les paranoïas, les obsessions et les craintes perpétuelles… ». « L’ombre de Hitler nous poursuit encore, soixante ans après son suicide dans son bunker », dit-il et il conclut : « il faut tuer Hitler une fois pour toutes et repenser notre identité ».
Quant au problème du rôle joué par les responsables juifs, il a été évoqué au cours du procès. Et il est vrai que Hannah Arendt l’a longuement commenté. Elle a même insisté lourdement sur ce point : les responsables juifs, que ce soit à Amsterdam ou à Varsovie, à Berlin ou à Budapest, « dressaient des listes des personnes et des biens, ils obtenaient, des déportés eux-mêmes, les fonds correspondant à leurs frais de déportation et d’extermination, ils recensaient les appartements laissés vides, ils fournissaient des policiers qui participaient à la capture des juifs et les mettaient dans les trains, et enfin – c’était le bouquet – ils remettaient dûment les fonds de leur communauté juive aux nazis pour confiscation immédiate… ».
Et, pourtant, si je me rapporte au témoignage de Marcel Reich-Ranicki qui a non seulement survécu au ghetto de Varsovie mais était également attaché au service de traductions du Conseil des Juifs de ce ghetto, il me semble que ce que dit Hannah Arendt est quand même un peu caricatural (voir : Marcel Reich-Ranicki : Ma Vie, édit. Grasset, 2001). Le Conseil des Anciens était en réalité le Conseil de la communauté religieuse des juifs de Varsovie, baptisé par les Allemands d’abord Conseil juif des anciens, puis simplement Conseil des Juifs. Et le Président de ce Conseil fut encore nommé par l’administration polonaise : Adam Czerniakow était ingénieur diplômé, avait eu un poste élevé dans l’administration des finances polonaises, avait siégé au Conseil municipal de la ville, même au Sénat de la République polonaise, était d’une famille de bourgeois juifs assimilés et avait donc assez naturellement accepté de diriger ce qui était une véritable ville dans la ville avec tout ce que cela comportait : hôpitaux, poste, circulation, ravitaillement, organismes sociaux, etc. Et aussi une milice ! Mais tout cela avant que le ghetto soit constitué et progressivement isolé du reste de la ville. Fallait-il refuser de gérer ce qui représentait alors la plus grande concentration de juifs d’Europe et la deuxième plus grande au monde après New-York ? Fallait-il interdire à la Milice juive de coopérer avec les Allemands ? Fallait-il refuser de payer (le Conseil continuait de payer des contributions régulières aux Allemands alors même que les déportations massives avaient déjà commencé depuis plusieurs mois et ceci jusqu’au moment où la Résistance, grâce aux indications de Reich-Ranicki, a forcé le coffre pour s’acheter des armes) ? Ce qui est certain c’est que Czerniakow s’est efforcé jusqu’à la fin par ses interventions auprès des SS d’atténuer la détresse de la population (même si c’était généralement en vain, dit Reich-Ranicki). Et ce qui est également certain c’est que le lendemain même du jour où le Sturmbannführer SS Höfle venait lui annoncer le début des transferts de la population juive de Varsovie, il s’est suicidé au cyanure dans son bureau (6000 juifs ont été déportés dès le 22 juillet 1942. Le lendemain Höfle revient, frappe Czerniakow avec une cravache, lui demande 8000 pour le jour même, puis 10000 pour le lendemain et 7000 tous les jours suivants. Czerniakow a compris, d'ailleurs on avait déjà constaté que les mêmes wagons revenaient après 3 heures seulement, alors il en tire les conséquences). Que peut-on vraiment reprocher à un tel homme ?
L’autre reproche fait à Hannah Arendt, dit l’éditeur dans son avertissement, était d’avoir traité Eichmann de « fonctionnaire subalterne, discipliné et banal », pas capable de « supporter le poids du procès historique que le gouvernement de Ben Gourion voulait intenter aux persécuteurs à travers sa mince personne ». Or si Hanna Arendt a effectivement émis un certain nombre de critiques à l’encontre du gouvernement israélien et de l’accusateur (elle aurait préféré que le procès se déroule devant une instance internationale, le crime n’étant pas seulement un crime contre la communauté juive mais contre l’humanité, et sur le plan purement juridique il lui semblait qu’on déviait trop souvent de la relation de faits strictement liés à la culpabilité du seul Eichmann – mais comment l’éviter ?), elle n’a en fait jamais utilisé le mot « banal » pour caractériser Eichmann. C’est dans le titre de son livre qu’elle parle de « banalité du mal ».
De toute façon cela ne l’intéressait pas de disserter du mal ou du péché originel (mon rapport sur le procès Eichmann n’était évidemment pas « un traité théorique sur la nature du mal », dit-elle. Ni sur la nature humaine ou le péché originel). Le plus important pour Hanna Arendt était d’abord de définir ce qu’était ce crime absolument nouveau qu’on avait découvert au procès de Nuremberg, le crime contre l’humanité, le « massacre administratif » ou « le crime bureaucratique ». Parce qu’il pouvait se reproduire à l’avenir (et elle ne croyait pas si bien dire : on a eu Pol Pot !) et parce qu’il n’existait pas de législation internationale pour le définir. Le procès de Nuremberg avait été organisé par les vainqueurs contre les vaincus pour juger des « criminels de guerre ». Et des crimes de guerre il y en a eu ! Mais les vainqueurs en avaient commis quelques-uns eux aussi (bombardements aux bombes au phosphore des villes allemandes, bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki). Mais les juges de Nuremberg ont découvert au cours du procès que des crimes bien plus horribles encore avaient été commis et qu’ils ne pouvaient entrer dans la catégorie des simples crimes de guerre (et qu’ils n’étaient même pas liés aux buts de guerre). Mais ils n’ont pas su sur quelles lois ou quels accords internationaux se baser pour les juger. Ils ont donc simplement jugé ceux qui s’en étaient rendus directement coupables plus sévèrement que les autres, les condamnant tous à mort. Il y a quand même eu une Charte de Nuremberg qui définissait les crimes contre l’humanité comme des crimes inhumains !
A Jérusalem, dit Hanna Arendt, on est allé plus loin et on a précisé. On a distingué « entre les crimes de guerre (fusiller des partisans, tuer des otages) et les actes inhumains (expulser et annihiler des populations entières de manière à rendre possible la colonisation par exemple, par l’envahisseur, de certains territoires) ». Mais on « savait aussi distinguer les actes inhumains (dont le mobile, la colonisation par exemple, était connu, tout en étant criminel) et le crime contre l’humanité (dont le mobile, comme le but, était sans précédent) ». Mais, ajoute Hanna Arendt, on a jugé au nom du seul peuple juif. On n’a pas dit explicitement « que l’extermination de groupes ethniques, Juifs, Polonais ou Tziganes, constituait plus qu’un crime contre le peuple juif, le peuple polonais et le peuple tzigane ; et que l’ordre international était ainsi perturbé, que l’humanité tout entière était mise en danger ». Le mot groupe ethnique est d’ailleurs, à mon avis, trop restrictif. Les nazis ont aussi exterminé des handicapés mentaux et des homosexuels. Et Pol Pot rien qu’une partie (le tiers !) de son peuple. D’un autre côté l’expression « ordre perturbé » m’amuse. Parce qu’elle nous ramène chez les anciens Grecs. Quand le crime dérangeait l’ordre cosmique (l’hybris). Hanna Arendt reconnaît d’ailleurs formellement ce retour à la conception morale grecque : dans l’épilogue à son livre elle écrit qu’on a peut-être tort, dans notre monde moderne, de rejeter l’idée, barbare, « qu’un grand crime est une offense contre la nature, de sorte que la terre elle-même crie vengeance ; que le mal constitue une violation de l’harmonie naturelle que seul le châtiment peut rétablir ; qu’une collectivité lésée a le devoir moral de châtier le criminel ».
Alors qu’en est-il du criminel Eichmann ? Il n’est pas question de le considérer comme un petit fonctionnaire, un petit rouage de la machine. Son rôle de logisticien de la Solution finale a été considérable. Un rôle qu’il a tenu jusqu’à la fin, même lorsque Himmler a, paraît-il, demandé à y mettre un frein, pensant ainsi tenir une monnaie d’échange avec les alliés (je ne sais pas où elle est allé chercher cette info, je ne me souviens pas de l’avoir lu chez Hilberg – voir les trois tomes de Raoul Hilberg : la destruction des Juifs d’Europe, Gallimard, 2006). Lui a considéré – toujours d’après Hannah Arendt – qu’il n’avait pas à obéir à Himmler mais à Hitler dont la volonté faisait office de loi en Allemagne (!) et c’est lui qui a encore été chercher à la dernière minute les juifs de Hongrie et qui a donné instruction à la SS d’aller chercher les juifs de Rome après la chute de Mussolini. Mais il était évident pour tout le monde, dit Hannah Arendt, que Eichmann n’était pas un sadique pervers. On ne pouvait déceler chez lui « la moindre intention profondément diabolique ou démoniaque ». « Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de faire le mal par principe ». « Simplement il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait ». Inconscient, dit-elle plusieurs fois. Complètement inconscient. Sans la moindre imagination. Au point de s’étendre longtemps, lorsqu’un policier juif allemand l’interroge avant le procès, sur ses problèmes de carrière, ses ambitions contrecarrées, le grade de lieutenant-colonel SS jamais dépassé, alors que le procès qui s’ouvre est censé étudier sa responsabilité personnelle dans l’extermination de plus de 4 millions d’êtres humains ! Comment est-il possible, dit-elle, « que l’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point inconscient ; que l’inconscience puisse faire plus de mal que tous les instincts destructeurs réunis ; que cela puisse être le cas de tous les hommes » ? En disant cela Hannah Arendt ne rentre pas du tout dans les théories fumeuses du « chacun a le mal en nous », chacun peut « découvrir le Eichmann en nous ». Elle pense simplement à tous ceux, fonctionnaires, SS, qui auraient pu remplacer le rouage Eichmann sans que l’histoire ait été différente. A tous ces Allemands, policiers, haut-fonctionnaires, qui, à la fameuse réunion de Wannsee qui était en fait une conférence des sous-secrétaires d’Etat, n’ont pas eu la moindre réticence, le moindre haut-le-corps, devant l’exposé brutal de la Solution finale ! Incroyable quand même, effrayant, de comprendre qu’une telle inconscience (dans le sens littéral du mot : sans conscience) et qu’un tel manque d’imagination (incapable de s’imaginer comment on les extermine !) puisse engendre un crime de cette ampleur ! Un crime sans précédent. Il faut alors revenir une dernière fois à ce qu’elle a écrit sur le totalitarisme (voir l’extrait que j’ai cité plus haut) : irrationalité, système paranoïaque, logique de fous, dévotion stupide à des valeurs soi-disant de « salvation », refus de la réalité et de la pensée. Dans son post-scriptum à son livre sur le procès de Jérusalem elle dit qu’il « importe de savoir qu’il est dans la nature même du totalitarisme, et peut-être de la bureaucratie même, de transformer les hommes en fonctionnaires, en « rouages » administratifs et, partout, de les déshumaniser. Le phénomène politique connu sous le nom de bureaucratie, c’est le règne de Personne ; c’est un fait indiscutable ». Mais, ajoute-t-elle, la justice ne peut prendre ces facteurs en considération. Ce serait trop simple. Je dirais que ce serait même monstrueux étant donné la monstruosité du crime !
Nous exigeons, dit-elle en conclusion, « qu’un être humain soit capable de distinguer le bien du mal même lorsqu’il n’a, pour le guider, que son propre jugement, et que ce jugement se trouve être en contradiction avec ce qu’il croit être l’opinion de son entourage ». Eternelle question ! Et plus actuelle que jamais. Elle s’en rend bien compte puisqu’elle dit encore : « Les hommes de notre temps sont troublés par ce problème de la faculté de jugement de l’être humain ».

 

Pour finir je voudrais quitter le domaine des monstruosités d’hier, de ces crimes qu’on ne verra de toute façon plus jamais, on peut l’espérer, dans notre vieille Europe. Et revenir à un domaine plus concret, celui que j’ai déjà effleuré dans ma dernière note, celui de l’Entreprise et dont Pierre Boulle, dans son avant-dernier roman, a esquissé les dérives criminelles potentielles. L’Entreprise, qu’elle soit  industrielle, commerciale ou financière. Ce qui lui faisait peur, à Pierre Boulle, c’est ce qu’il appelait l’organisation. Je vais certainement choquer beaucoup de monde si je dis que l’organisation des entreprises modernes rappelle par certains aspects celle des systèmes totalitaires. Au départ il y a la fonction de base de l’Entreprise qui est de croître et faire du profit. Pour y arriver elle se donne un objet, et puis un objectif. Et cet objectif s’impose bientôt aux cadres de l’Entreprise comme l’idéologie aux dirigeants de l’Etat totalitaire. Cela avait commencé timidement (et à priori de manière tout à fait rationnelle), il y a bien 50 ans déjà, par le Management par Objectifs. Et puis progressivement l’encadrement du personnel s’est renforcé (notation par les chefs). Et on a utilisé la psychologie, les coaches. La pression est devenue telle, dans certaines entreprises du moins, qu’on a connu des vagues de suicides. Mais cela peut aller plus loin encore. Et, dans certains cas extrêmes, je l’ai déjà dit, actionnaires, administrateurs, dirigeants et cadres en perdent tout sens des réalités et toute capacité de distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal. Il me serait facile d’élaborer sur ce sujet en me référant à bien des événements récents. Je m’en tiendrai à un seul, quitte à me répéter, celui des entreprises américaines de fabrication d’armes à feu et au Syndicat qui les représente. Que la prolifération de ces armes, leur vente incontrôlée, la promotion d’armes de plus en plus lourdes et automatiques et donc meurtrières, soient la cause d’un nombre de morts violentes sans aucune commune mesure avec ce que nous connaissons en Europe ou en Asie, me paraît être un fait évident et indiscutable. Or que font les dirigeants des sociétés en question et du puissant Syndicat qui les représente ? Ils investissent des montants énormes dans le lobbying, dans la démolition électorale des élus qui sont pour le contrôle des armes, dans la propagande pro-armes dans tous les médias et dans le financement de toutes les organisations qui se battent pour le maintien du statu quo. Et, par-dessus tout ils se targuent d’une idéologie : celle de l’article de la sacro-sainte Constitution américaine qui accorde à chaque citoyen le droit au port d’armes ! On n’est plus dans le domaine de l’immoral, on est dans celui du criminel ! Comment, dans ce cas, les actionnaires, les administrateurs, les dirigeants et les cadres de ces entreprises et de leur Syndicat peuvent-ils accorder leur vie de tous les jours avec leur conscience ? Parce que leur conscience a été annihilée par la fameuse idéologie et que celle-ci a été mise en oeuvre et exploitée exactement comme dans les totalitarismes du passé ?
Questions idiotes, je vous le concède.