Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Franzen, Kraus et l'Apocalypse

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(Jonathan Franzen : The Kraus Project, édit. Fourth Estate, Londres, 2003)

 

Jonathan Franzen

 

Je ne sais plus où j’ai trouvé ce bouquin, je crois bien à l’étage anglais de mon libraire luxembourgeois, mais le titre m’a tout de suite frappé. J’avais beaucoup apprécié les Corrections de Franzen que je considère comme un véritable chef d’œuvre (voir : Jonathan Franzen : The Corrections, édit. Farrar, Strauss and Giroux, New-York, 2001). J’ai déjà cité ce titre à plusieurs reprises, ici dans mon Bloc-notes (Bloc-notes 2011 : Franzen, Alzheimer et les Corrections) et aussi sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque (au tome 4, Rocard, la Gauche et moi, à propos du capitalisme financier). Parce que j’ai aimé la façon dont il analyse dans ce roman de mœurs contemporain et hautement satirique l’avènement du nouveau capitalisme financier qui n’a pas fini de nous gâcher la vie. Et par ailleurs j’ai aussi parlé pas mal de Karl Kraus et de sa revue Fackel dont j’ai pu acquérir les 12 volumes chez un vieux prof grincheux et homo de Brême et qui est un élément incontournable quand on veut étudier la révolution culturelle qui a eu lieu à Vienne au début du siècle dernier (Voyage, tome 4 : M comme Musil et Vienne, capitale de la Cacanie). Kraus le plus formidable polémiste de la langue allemande, ses sarcasmes sur la presse et les journalistes et son combat pour le mot juste.
Oui, mais, qu’est-ce que Franzen a à voir avec Kraus ? Et comment se fait-il que cet écrivain américain ait une telle connaissance de l’allemand qu’il soit capable de traduire les essais de Kraus qu’on trouve dans cet ouvrage ? Et pourquoi revenir encore à cette Fackel et à ce satiriste bien oublié aujourd’hui et si difficile d’accès ?
Je vais d’abord répondre à cette dernière question. C’est que Kraus a été le premier à montrer tout le mal qu’un journalisme superficiel, accrocheur et vide de toutes valeurs peut infliger à notre société, à notre civilisation. Et que sa critique est plus actuelle que jamais et qu’aujourd’hui elle engloberait bien sûr l’ensemble des medias, internet compris. Le philosophe Bouveresse qui a récemment analysé ce phénomène écrit : «  la boursouflure médiatique de notre époque établit la pertinence de la satire krausienne dans la mesure où celle-ci touche à la structure même du pouvoir symbolique sans partage de la presse, fut-elle de référence ». Et Bouveresse a raison d’utiliser le mot pouvoir car aujourd’hui les medias ne sont pas seulement néfastes (oui, j’ose le mot) sur le plan de la culture mais aussi, et de plus en plus, sur le plan politique. Je veux dire qu’en matière de politique la presse, y compris ce que Bouveresse appelle la presse de référence, s’intéresse essentiellement au personnel politique, aux ambitions des uns et des autres, à leurs faiblesses, leur vie personnelle, leurs amours, leurs paroles malheureuses, au scoop ! Et finalement très peu à la politique elle-même. Mais laissons cela pour le moment. On constate très vite pourquoi Franzen s’intéresse à Kraus : c’est qu’il a un œil tout aussi critique sur ces phénomènes nouveaux qui caractérisent notre civilisation contemporaine : abêtissement des medias, disparition de la presse écrite, du livre de papier, pauvreté affligeante de tous ces échanges sur Facebook, sur twitter, par SMS. Et règne de l’argent là aussi. Kraus avait déjà parlé des conflits d’intérêts des Directeurs de journaux, de leur vénalité, de ce Directeur de la Freie Presse qui aurait voulu que chaque ligne de son journal soit achetée. Et Franzen, lui, parle du règne de l’argent chez Google, Facebook et autres grands du Net. Il compare le patron d’Amazon à un Cavalier de l’Apocalypse, lui qui veut tuer tous les éditeurs, qui voudrait que chaque auteur fasse sa propre publicité et, comme les critiques professionnels disparaissent avec les journaux, va se débrouiller pour faire apparaître sur le net de fausses appréciations payées (il paraît que déjà 30% des critiques sur le net sont payées). J’ajouterai que c’est d’autant plus facile que sur Facebook et Cie une bonne critique c’est : j’aime, et une mauvaise : j’aime pas. Et Franzen a encore un autre point en commun avec Kraus : il se méfie de la technique. J’avais déjà noté, en lisant certains de ses essais de How to be alone, qu’il avait un problème avec la télé, l’ordinateur et le web (voir Jonathan Franzen : How to be alone - Essays, édit. Farrar, Strauss and Giroux, New-York, 2002). Même s’il a un peu évolué depuis. Or, et là je vais venir au cœur de toute la problématique que posent Kraus et Franzen à presque un siècle d’écart, permettant à mes lecteurs de me quitter après cela sans perdre leur temps à lire le reste de ma note, Kraus et les écrivains et intellectuels de la Vienne de 1900 ont découvert ce qu’on a appelé le modernisme. Et ce modernisme se caractérisait par un changement de culture, c‘est à dire de valeurs. Et ce qui les frappait déjà à l’époque c’est la rapidité de ce changement, ces changements en fait, un rythme qui s’est évidemment considérablement accéléré depuis lors. Et, bien sûr, qui dit changement de culture et de valeurs, pense qu’il s’agit d’une détérioration de cette culture et de ces valeurs. Une détérioration aussi radicale pour certains qu’ils en viennent à employer le mot d’Apocalypse. Ici il faut que je cite Franzen.
« L’Apocalypse n’est pas nécessairement la fin physique du monde. En fait le mot implique plus directement l’idée d’un jugement cosmique final. Quand Kraus invoque le déluge à la fin de son Nestroy (c’est le deuxième essai de Kraus que Franzen traduit et commente), de même que quand il parle d’une « zone complètement déshumanisée » dans son Mot finalHeine et ses conséquences) ou quand il n’arrête pas de fulminer contre les crimes faits à l’encontre de la vérité et de la langue allemande dans Les derniers Jours de l’Humanité, il ne se réfère pas seulement à une destruction physique… » Ce n’est pas la fin du Monde, dit Franzen, ni la disparition de l’espèce humaine, c’est celle de sa nature, de ce qui fait son « humanité ». « Si la première guerre mondiale a entraîné la fin de « l’humanité » en Autriche, ce n’est pas parce qu’il n’y avait plus de population. Kraus était choqué par le carnage mais il ne le voyait pas comme la cause de cette perte d’humanité mais comme la conséquence. La population vivait toujours, mais elle était damnée, damnée cosmiquement ».
« Mais un tel jugement », continue Franzen, « dépend évidemment de ce que vous entendez par « humanité ». Que je l’aime ou non, le monde créé par la machine infernale du techno-consumérisme a bien été fait par des êtres humains. Lorsque j’écris cela, en automne 2012, je constate que la moitié des publicités faites sur les réseaux de télé montrent des gens penchés sur leurs smartphones ; il y en a en particulier une où tous les gens âgés de 20 ans et quelque chose, à une réception de mariage, ne font rien d’autre que prendre des photos avec leurs smartphones et puis de les texter immédiatement l’un à l’autre. Décrire un tel spectacle de mariage en termes apocalyptiques est adopter à l’avance une conception morale particulière de ce qu‘est « l’humanité » ; et si vous suivez Nietzsche et que vous rejetez tout jugement moral en faveur d’un jugement esthétique, vous êtes tout de suite confronté à Bourdieu et à sa conception plutôt convaincante de la connexion entre esthétique et classe et privilège ; et alors vous êtes amené à traduire « Les derniers jours de l’Humanité » par « Les derniers jours où l’on privilégiait les choses que moi je trouve belles ». Et, peut-être, n’est-ce pas plus mal. Peut-être – et j’en avais déjà l’intuition lorsque je me trouvais seul, à ma table de travail à Berlin, à l’âge de 22 ans – l’Apocalypse est-elle, paradoxalement, toujours individuelle, toujours personnelle. »
Et il s’explique : « Je suis né en 1959, quand on ne regardait la télé qu’au moment des nouvelles et pendant le week-end, quand les gens écrivaient des lettres qu’ils mettaient dans une boîte à lettres, quand tous les journaux et magazines avaient une section littéraire et que de vénérables éditeurs investissaient dans le long terme dans de jeunes écrivains et que la Nouvelle Critique régnait sur les départements d’anglais des Universités, quand le bassin de l’Amazonie était encore intact, qu’on n’utilisait les antibiotiques qu’en cas de maladies infectieuses graves au lieu de les injecter dans des vaches parfaitement saines. Ce n’était peut-être pas un monde meilleur mais c’était un monde où je trouvais ma place en tant qu’écrivain. C’est ainsi que, 53 ans plus tard, je ne peux m’empêcher de trouver une certaine vérité dans la constatation dramatique que fait Kraus dans son Nestroy, que « le monde qui est le nôtre a même perdu la capacité d’être une postérité. Kraus a été la première grande autorité du monde littéraire à avoir pris vraiment conscience du fait que la modernité, dont l’essence même est l’accélération du changement, crée par elle-même toutes les conditions d’une apocalypse personnelle. Evidemment, comme il était le premier, ces changements lui ont paru comme quelque chose de tout à fait remarquable et unique, mais en réalité, il n’a fait qu’enregistrer quelque chose qui est devenu la principale caractéristique de la modernité. L’expérience de toutes les générations qui se succèdent diffère tellement de celle des générations qui les ont précédées qu’il y aura toujours des gens qui penseront que certaines valeurs essentielles ont été perdues et qu’il n’y aura pas de postérité (ou disons : de futur). Tant que nous vivrons cette modernité, tous les jours paraîtront à certains être les « derniers jours de l’humanité ».  La rage de Kraus et son sentiment de damnation et d’apocalypse, sont peut-être l’antithèse de la rhétorique passionnée du Progrès, mais comme cette rhétorique elle-même, ils font partie de l’invariable modalité de la modernité ».
Ce que je retiens surtout de l’analyse de Franzen c’est que lorsqu’on analyse la nature des changements apportés par la modernité il faut chaque fois se poser la question de savoir si ce qu’on ressent comme une apocalypse, les fameuses valeurs essentielles perdues, est quelque chose de personnel ou quelque chose qui concerne l’humanité dans son ensemble. Et tant pis pour Nietzsche et surtout pour Bourdieu.
Ici je vais faire une parenthèse. L’image de l’Apocalypse s’était imposée à moi, sans que je pense à Kraus, il y a de nombreuses années déjà. Et je me rappelle qu’au cours d’une soirée avec des amis, en septembre 2008, quand nous venions de comprendre toute la gravité de la crise des sub-primes, j’avais évoqué les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Le Cavalier blanc de la Finance (celui que Hollande voulait combattre), le Cavalier vert de l’environnement, le Cavalier noir du fanatisme religieux et le Cavalier rouge de la déculturation (individualisme forcé, argent, plaisirs, sexe, exhibitionnisme, voyeurisme, remplacement du lien vertical avec le passé par un lien horizontal de suivisme et socialisation facebook, twitter, SMS). Est-ce que ces quatre Cavaliers sont annonciateurs d’une Apocalypse personnelle ou d’une Apocalypse de l’Humanité ?
Celui de la Finance c’est celui du nouveau capitalisme financier, du libéralisme outrancier, maintes fois décrit (voir mon Voyage, Tome 4, Rocard et le capitalisme financier). Et que Franzen décrit très bien dans ses Corrections. Qui ne connaît plus aucune éthique, seulement le profit maxi, qui se fout de la concurrence, qui cherche à toujours grossir plus, acquérir des positions de monopole, se sert de la mondialisation pour se libérer de l’emprise des Etats, donc de la démocratie, est court-termiste, donc destructeur de l’industrie, met l’homme non au centre mais à la périphérie, le plus loin possible, si possible au chômage, contamine ses acteurs, banquiers, traders, dirigeants d’entreprises, avec son idéologie, son fondamentalisme, la même avidité (le greed) pour l’argent, contamine d’ailleurs tout avec son court-termisme, et en particulier tous ceux qui devraient s’inquiéter de la protection de notre environnement terrestre. S’agit-il là d’une Apocalypse personnelle ? Non, cela concerne notre Société, cela concerne l’Humanité. Les signes avant-coureurs du cataclysme à venir sont là : Piketty nous annonce que l’écart entre les plus riches et les autres ne font que grandir (on s’en doutait), les statisticiens démontrent que les revenus du capital sont largement supérieurs à ceux du travail, le taux de chômage n’a jamais été aussi énorme depuis 70 ans en Occident, les Politiques qui nous dirigent n’ont plus de leviers de commande, la colère et le désespoir détruisent la machine démocratique, développent la délinquance et le racisme et conduisent les plus faibles à se jeter dans les bras des faux dieux. Et l’Occident n’est pas le seul concerné, bien évidemment. Le greed du nouveau capitalisme a immédiatement empoisonné les pays ex-communistes où, du jour au lendemain, ont poussé comme des champignons des champions de la combine mués soudain en nouveaux milliardaires. Et rares sont les pays où les travailleurs ont profité matériellement du fameux transfert d’ouest en est de nos fabrications industrielles.
Qu’en est-il du Chevalier vert ? Pas la peine de donner de longues explications. L’Amérique, la Chine et l’Inde s’en foutent du fameux effet de gaz de serre. La température va monter bien plus que les 2 degrés souhaités d’ici la fin du siècle, d’où fin de la banquise, montée des océans, disparition d’îles et régions côtières, fonte des glaciers des Alpes et de l’Himalaya (source de l’eau du Gange), augmentation dramatique des typhons et autres phénomènes météorologiques extraordinaires. La population mondiale continue à augmenter de manière exponentielle, la moitié de la biosphère a disparu en 50 ans et va continuer à disparaître, les poissons dont une grande partie de la population humaine se nourrit, entre autres, la pollution des océans prend des proportions dramatiques (aucune mesure sur le plan mondial pour l’interdiction des sacs plastiques par exemple), celle de nombreuses régions d’Asie aussi, etc. etc. Si Apocalypse il y a elle est là aussi pour l’humanité dans son ensemble, pas pour moi personnellement (car je serai mort avant).
Le Chevalier noir. On ne sait si la parole attribuée à Malraux est authentique ou non (le XXIème siècle sera religieux ou il ne sera pas), ce qui est sûr c’est qu’on n’a jamais vu un tel retour des religions. La mort du communisme n’a pas seulement permis le retour du capitalisme mais aussi celui des religions (orthodoxe en Russie, bouddhisme en Chine). La fin du colonialisme et du nationalisme nassérien ont permis un retour en force de l’Islam. Or toutes les religions ramènent avec elles une certaine violence. Surtout les religions monothéistes. L’un de mes correspondants internautes étudie le problème de la violence monothéiste depuis de nombreuses années (et publie largement sur ce sujet). Pour lui l’origine de cette violence est à chercher dans la notion de « Dieu jaloux » de l’Ancien Testament. Pour moi elle n’est qu’un phénomène de la vieille hostilité entre groupes mais marquée ici par une violence accrue du fait que ce qu’ils ressentent comme différence est du domaine métaphysique. Ce retour des religions est d’autant plus surprenant qu’en Europe occidentale on assiste plutôt au déclin et à l’indifférence en la matière. Si la violence a marqué l’histoire des religions chrétiennes comme celle de l’Islam, c’est essentiellement au sein de ce dernier  que l’on assiste à un véritable retour de la barbarie. La barbarie n’est d’ailleurs pas dans l’Islam même mais dans ceux qui s’en couvrent pour s’adonner à leur violence, leur cruauté et leurs pulsions sexuelles (voir dans l’admirable film du Mauritanien Sissoko, Timbuktu, le face à face entre l’imam de la Mosquée de Tombouctou et le chef de ceux qui prétendent faire le djihad). Le monde islamique n’est d’ailleurs pas le seul à baser sa violence sur la religion : les Israéliens se fondent sur la Torah pour prendre les dernières terres des Palestiniens et les Evangélistes américains sur la Bible pour soutenir la cause des Israéliens. Serbes orthodoxes et Albanais musulmans continuent à se haïr au point de ne même pas pouvoir jouer au football l’un contre l’autre (voir les incidents tout récents). La haine entre Musulmans et Hindouistes (qui ne sont pourtant pas monothéistes) continue de plus belle en Inde et au Pakistan. De toute façon quand je vois un monde où la religion, qui pour moi est superstition et retour à l’homme primitif, prend le dessus partout (Chine, Inde, monde musulman, Etats-Unis, évangélisme américain et asiatique, Haïtiens comme Philippins se précipitant à l’église pour remercier Dieu de les avoir sauvés après un tremblement de terre au lieu de s’en prendre à lui qui, pour eux, en est le seul responsable, etc., etc.), quand je vois ce monde où la religion a pris le dessus sur ce qui fait toute la supériorité de l’homme sur les autres animaux, la pensée, la raison, je me dis, pour reprendre la formule de Kraus, que ce monde ne peut être un avenir pour moi. Ni pour l’Humanité…
Avec le dernier Cavalier (mœurs, culture) on revient aux questions fondamentales posées aussi bien par Kraus que par Franzen. Lorsque j’ai inventé mon Cavalier rouge une galeriste, critique d’art connue, venait de publier un livre où elle décrivait en détail ses expériences sexuelles et la plénitude du plaisir qu’elle éprouvait quand tous les orifices de son corps étaient comblés simultanément par les membres de messieurs libertins inconnus. Un peu plus tard, comble de l’ironie ou de la connerie, elle exposait dans un autre livre la souffrance que lui avait causée la tromperie (ou l’abandon pour une autre) de son époux et les affres de la jalousie. Mais la dame est toujours aussi considérée et le Monde vient encore de l’interviewer il y a quelques semaines. Un peu plus tard une animatrice de télé berlinoise très appréciée parle dans un livre intitulé Zones humides de la fascination qu’elle éprouve pour ses sécrétions intimes. Le livre est un grand succès et est aussitôt traduit dans toutes les langues. Au même moment le Flamand Jan Fabre organise une représentation au Festival d’Avignon où il met en scène les sécrétions humaines, sang, sueur et urine et l’un des « acteurs » pisse face aux spectateurs dans un urinoir (je ne me souviens plus si Fabre l’a aussi obligé de se masturber pour sécréter aussi son sperme). Et le Ministre de la Culture se dérange pour venir à Avignon et dire que c’est bien. Et un nouveau Docteur Cornélius, le « sculpteur de chair humaine » de Gustave Le Rouge, montre dans une exposition itinérante, à Lyon et Marseille (Paris est resté épargné) des cadavres humains écorchés et plastifiés, des cadavres humains d’êtres humains ! Antigone, reviens ! Et puis on a Jeff Koons à Versailles, son Homard dans la chambre du Roi du Soleil, et son Michael Jackson caressant un petit garçon assis sur ses genoux dans la Galerie des Glaces. Et, ici à Luxembourg, à l’ouverture du MUDAM, le Musée dit de l’Art Moderne, on peut visiter ce qu’ils appellent une installation, une salle vide avec un gros tas de marc de café au milieu. Alors, moi je veux bien, c’est donc cela l’art de notre temps (il n’y a qu’un Conservateur, un ancien, Jean Clair, à oser encore écrire que le Roi est nu). Et les mœurs des temps modernes. Et la culture alors ? Le livre se meurt-il vraiment ? Est-ce grave ? Est-il remplacé par autre chose ? Mais papa, me dit mon fils Alexandre, tu dois quand même reconnaître que le digital et l’internet sont une révolution aussi importante que l’était l’invention (ou la réinvention) de l’imprimerie par Gutenberg ! Et que le livre digital voit ses ventes exploser. Oui, mon fils, mais quand je vois des statistiques qui montrent qu’en dix ans les étudiants qui lisent au moins cinq livres par an ont diminué de moitié (je crois qu’ils ne sont plus que 20%) je ne crois pas qu’on ait fait la différence entre papier et digital. Beaucoup de sociologues se sont penchés ces dernières années sur les jeunes, essayant de comprendre leur évolution. Michel Serres qui aime beaucoup ses étudiants les appelle gentiment des « Poucettes » à cause de la virtuosité avec laquelle ils envoient leurs SMS. Moi je prétends depuis quelque temps déjà que le lien vertical de l’humanité est en train d’être coupé. Et qu’il est remplacé par les liens horizontaux que sont les petits et grands réseaux (SMS entre groupes de jeunes, e-mails de blagues, de nouvelles, de rumeurs réexpédiés et multipliés entre moins jeunes, Facebook et Twitter, etc.). L’autre jour on parlait du nageur américain Phelps et on disait qu’il avait 1 million six cent mille suiveurs. Je me suis demandé ce qu’il avait d’extraordinaire, quelles étaient ses idées, ses pensées pour qu’un si grand nombre de gens demandent à être son ami. Et puis le lendemain, un choc : dans les actualités sur Google que je consulte plusieurs fois par jour (oui, moi aussi je suis contaminé. Un peu. Je le confesse) je lis : Ronaldo a franchi le cap des 100 MILLIONS de fans. Après réflexion je me suis dit : ce n’est pas possible, il y a combien d’habitants en Europe ? Un peu plus de 300 Millions. Comment cet homme peut-il arriver aux cent millions ? Bon il est beau garçon, il joue bien au football et il gagne beaucoup d’argent, mais bon, et alors ? Ce n’est quand même pas le Sage du Siècle ! Alors je suis retourné sur le net : le Figaro confirme : 100 millions d’amis sur Facebook, 30 millions sur Twitter. Et on dit que le monde souffre d’individualisme forcené. Drôle d’individualistes ! Hitler les ramasserait aujourd’hui comme le vent d’automne les feuilles mortes !
N’étant ni sociologue ni ethnologue, ni anthropologue ni même philosophe, je suis incapable d’analyser cet aspect nouveau de notre société, cette apparente contradiction entre un individualisme extrême et une socialisation tout aussi extrême. Peut-être tout cela procède d’une certaine logique. Logique que l’individu, libéré de certains interdits ou tout simplement caché dans la multitude, s’adonne de plus en plus à ses pulsions, ses plaisirs, ses jouissances. Logique aussi que dans un monde rendu de plus en plus vaste par la mondialisation et l’explosion démographique l’individu cherche à s’y noyer, fusionner avec les autres, par le sexe comme par le reste. Je me souviens d’avoir lu il y a bien longtemps un roman de science-fiction et d’une certaine scène de ce roman qui ne m’est jamais sortie de la tête : des fillettes, toutes semblables, toutes habillées de rose, chantent et forment une ronde ; la ronde tourne, s’accélère jusqu’à ce qu’elles fondent en un seul corps, un énorme vers rose… Ce monde-là n’est pas pour moi. Apocalypse individuelle, oui, sûrement. Apocalypse pour l’humanité ? A voir. En tout cas ce ne sera plus jamais la même humanité.
Mais il est temps, je crois, de revenir à Franzen et de chercher à comprendre la fascination qu’exerce ce Kraus sur lui. Il faut donc revenir à sa biographie. Pas facile car il n’y a pas d’introduction à son livre et c’est dans les très nombreuses notes de bas de page qu’on trouve quelques explications. On y trouve même plus, pas mal d’indications sur lui-même, son caractère, ses parents, sa fiancée restée en Amérique alors que lui-même poursuit ses études en Allemagne, sa fidélité, malgré quelques rares excursions sexuelles (et pourtant on est à la fin des années 70, à Berlin : la révolution sexuelle est passée par là depuis un bon moment), sa décision de se marier avec une certaine V (est-ce la véritable initiale de sa fiancée ou est-ce le V de Pynchon qui semble l’avoir beaucoup marqué à l’époque ?) bien qu’il sache déjà qu’ils ne sont guère accordés, sa solitude aussi… Je crois que si j’avais à analyser à nouveau son chef d’œuvre Les Corrections, je pourrais y trouver de nombreux indices concernant sa propre personnalité et celles de ses parents qui expliquent la psychologie des personnages de son roman. Mais ce n’est pas l’objet de cette note. Il fait donc des études littéraires, il veut devenir écrivain, comme sa fiancée V d’ailleurs, il obtient la possibilité de continuer d’abord ses études en Allemagne grâce à un programme de la Wayne State University puis grâce à la Fondation Fullbright (d’ailleurs largement financée par le Gouvernement allemand) et c’est là qu’il commence à s’intéresser à Karl Kraus pour des raisons pas toujours évidentes (j’étais un jeune homme en colère, je cherchais un « père »), peut-être parce que la difficulté de compréhension de l’écriture de Kraus lui apparaissait comme un challenge intéressant. En tout cas ce qui l’a rapproché définitivement de Kraus c’est la participation, un peu par hasard, à un « semestre d’été », organisé par la Freie Universität de Berlin, dirigé par un grand connaisseur de Kraus (le Professeur Hindemith) et entièrement consacré à sa pièce monumentale Les Derniers Jours de l’Humanité. Une pièce monumentale, dit Franzen, puisqu’elle comporte 793 pages et qu’il faudrait, d’après Kraus lui-même, au moins dix soirées pour la représenter correctement. L’autre particularité de la pièce est d’être composée presqu’entièrement de citations (proclamations, discours, articles de presse) toutes glorifiant la guerre, toutes ces citations étant authentiques et prononcées dans la pièce par quelques centaines de personnages. La seule création originale de la pièce, à côté de quelques poèmes fantaisistes, est le dialogue entre deux personnages qui se détachent de la masse, le Grincheux (évidemment Kraus lui-même) et l’Optimiste. « L’Optimiste revenant toujours à la charge avec de nouvelles phrases de propagande et de journalisme, essayant de persuader son ami que la guerre est chose glorieuse et évolue bien, et le Grincheux les démolissant une à une avec ses aphorismes ». Le Professeur Hindemith, reconnaissant que sa bande d’étudiants libérés et gauchistes seraient incapables de lire les 793 pages de la pièce, leur demande de se concentrer sur le dialogue Grincheux-Optimiste qui lui, ne prend que 130 pages. Il leur demande néanmoins de lire et étudier en plus deux essais de Kraus : Heine et les conséquences et Nestroy et la postérité. Ce sont ces deux essais qui font l’objet du présent Projet Kraus. Quand le semestre d’été se termine, Franzen lit, lors du dernier jour de classe, son étude de Nestroy où il décèle les premiers éléments du dialogue entre le Grincheux et l’Optimiste. Et reçoit les félicitations publiques du Professeur Hindemith : il a fallu un étudiant américain pour nous faire comprendre ce que nous avons passé tout un semestre à essayer de comprendre. Ce fut mon plus grand moment de fierté de toutes mes années en Allemagne, peut-être l’un des plus grands de toute ma vie, dit Franzen. Pas étonnant que Kraus l’ait marqué. Tout au long de la pièce, dit Franzen, le Grincheux apparaît comme le seul personnage à imaginer l’horreur de la mort mécanique dans les tranchées, le seul à voir à travers les mensonges et la propagande. Le seul face à des centaines et des centaines d’autres personnages, ce qui a fait de lui un prophète profondément solitaire, dit-il encore. A la fin son imagination l’a rendu fou, n’étant plus capable de voir la différence entre le monde extérieur et celui qui vit dans sa tête. La réalité s’est dissoute. Ses pensées ne sont plus l’écho de son temps, mais son temps est l’écho de ses pensées…
Pour ceux qui ne connaissent guère Karl Kraus il faut que j’ajoute encore quelques explications. Les derniers jours de l’Humanité ont été rendus publics en 1919 mais Kraus n’a pas cessé de combattre la guerre, de la manière la plus déterminée possible, bien avant que la guerre ne se déclenche et encore tout le long de la guerre dans la mesure où la censure le lui permettait. Et il était déjà bien seul dans ce combat parmi les intellectuels autrichiens et allemands. Franzen parle de l’enthousiasme guerrier de Musil, de Thomas Mann, de Rilke, de Gerhart Hauptmann. Mais il y en a eu bien plus encore. Dans mon chapitre sur Musil (et la Vienne de 1900) dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4, j’avais écrit :  On est véritablement effaré quand on voit tous ces écrivains et artistes pris de folie patriotique s'engager comme volontaires : Kokoschka, Max Ernst, les futurs expressionnistes Kirchner, Max Beckmann, Otto Dix (qui deviendra célèbre plus tard pour ses horribles dessins sur la guerre), le compositeur Arnold Schönberg, le philosophe Ludwig Wittgenstein, les poètes et écrivains Hans Carossa, Richard Dehmel, Alfred Döblin, Ernst Jünger, Hermann Löns, Erich Maria Remarque (qui publiera plus tard le roman anti-guerre: A l'Ouest rien de nouveau), Joseph Roth, Georg Trakl et aussi, hélas, Robert Musil (il est vrai qu'il avait commencé sa carrière comme officier). Les derniers jours de l’Humanité ont donc été écrits pour qu’au moins on comprenne maintenant toute l’absurdité et l’horreur de la guerre, de toute guerre, et qu’on n’en recommence plus jamais une autre. Et aussi pour qu’on punisse ou, au moins, mette au pilori, ceux qui en ont été responsables. Et il y a mis les moyens.  « Un demi-million de personnages s’agitent », dit Caroline Kohn dans sa brillante étude sur Karl Kraus et ses grandes polémiques, « calqués d’après nature ou créations fantastiques d’une imagination passionnée, tous dirigés par la main d’un maître qui fait de cette cohue bruyante et effroyable les comparses d’une catastrophe universelle » (voir Caroline Kohn : Karl Kraus, le polémiste et l’écrivain, défenseur des droits de l’individu, édit. Marcel Didier, Paris, 1963). Et parmi ses personnages on trouve les deux Empereurs, Guillaume II et François-Joseph, celui qui a déclaré la guerre en disant : après avoir tout bien pesé, des hommes politiques et des ministres, des généraux comme Ludendorff et Hindenburg, des écrivains, dont Hofmannsthal, des diplomates, des journalistes, et puis beaucoup d’anonymes, soldats, passants, invalides, filles, prisonniers, morts et des hyènes et des lémures. « Tous, à tour de rôle, viennent faire leurs grimaces, en gros plan, dans la crudité d’une lumière implacable que l’auteur projette sur leurs visages », écrit-elle encore. « C’est une vaste revue de la guerre où se côtoient les grands et les humbles, les pleutres et les profiteurs éhontés, les martyrs résignés et le hyènes qui rôdent autour des mourants ! Tout y est animé par une richesse verbale extraordinaire, reproduisant les multiples idiomes d’une société condamnée… ». Et dans une note de bas de page elle rappelle ce que Kraus avait promis déjà avant le déclenchement de la guerre (et que je trouve être une formule magnifique) : « Il est de mon devoir de mettre mon époque entre guillemets, sachant que, seule elle-même peut exprimer son indicible honte… ». Mais très vite, raconte Caroline Kohn, Kraus est attaqué lorsqu’il entreprend des lectures de sa pièce en Autriche et en Allemagne. Il insulte l’Armée, les Empereurs, est traître à l’Allemagne et à son pays, est empêché de faire une lecture à Prague à cause des nationaux-allemands et dès 1920 doit déjà annuler une deuxième lecture à Innsbruck face à la haine des monarchistes et des nationalistes. Il est vrai qu’à quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière, en Bavière, les revanchards dont un Autrichien, un certain Adolf  Hitler, sont déjà en train de penser à la prochaine. La prochaine guerre…
Franzen, dès son retour en Amérique, tout en commençant à écrire des nouvelles, traduit les deux essais de Kraus, le Heine et le Nestroy. Et puis, se rendant compte que sa traduction laisse à désirer, met ses manuscrits de côté. Il n’explique pas très bien pourquoi il les reprend bien plus tard, presque trente ans plus tard. Peut-être parce qu’il trouvait soudain Kraus plus actuel que jamais ou peut-être tout simplement parce qu’il trouve deux spécialistes qui vont l’aider dans sa compréhension du texte et de Kraus : Paul Reitter, grand connaisseur de l’écrivain et de son temps et qui contribue largement aux nombreuses notes de bas de page qui accompagnent les textes (l’édition est bilingue), et Daniel Kehlmann, qui semble être plutôt un linguiste, mais qui connaît bien Kraus lui aussi. Quant à moi, c’est après avoir commencé à lire Heine et les conséquences, que j’ai d’abord mis le bouquin de côté, ayant horreur que l’on attaque mon ami Heine. Que j’adore autant que l’adore Marcel Reich-Ranicki. Et puis je l’ai repris, comprenant fort bien que tout polémiste a tendance à aller de temps en temps trop loin. C’est le cas de Kraus comme c’est celui de sa cible, Heine. Et c’est aussi le cas de mon frère Pierre, le meilleur satiriste et styliste de la famille et, peut-être le plus grand polémiste de tout le département du Haut-Rhin où il a trouvé dans le journal L’Alsace l’équivalent de ce que fut la Neue Freie Presse de Vienne pour Karl Kraus. Je sais très bien que Heine avait aussi des défauts, que sa langue était peut-être trop facile, sa poésie même, quelquefois, trop légère, et sa satire souvent trop brutale. Mais il faut aussi voir ce qu’il a vécu, quelles attaques, l’antisémitisme (il a dû se convertir pour pouvoir étudier le droit à l’Université). Que le König, la grande Histoire de la Littérature allemande, écrit en 1878 encore : « Heine, un juif ennemi de la chrétienté, des Prussiens, des Allemands en général, ami de la France, de Napoléon, de la révolution, cynique, obscène, frivole, salissant tout et en particulier les hommes les plus respectables de la littérature allemande » (König fait allusion à la grande controverse entre Heine et von Platen où Heine finit par faire une allusion, peut-être pas très fine, à l’homosexualité de Platen). Kraus, juif converti lui aussi, ne croyait pas à la dangerosité de l’antisémitisme. Pourtant ;à propos de la langue de Heine, Nietzsche écrit dans Ecce Homo : « Je cherche vainement ailleurs dans toutes les régions et tous les âges une musique à la fois si douce et si passionnée. Il possédait cette méchanceté divine sans laquelle je ne puis me représenter la perfection… Et comme il manie l'allemand ! ». Et Reich-Ranicki dit ceci dans son autobiographie (Ma Vie) : « Il a sauvé le romantisme allemand en le sortant du mièvre, du flou. Il a marié l'humour et l'intelligence avec la poésie. Il a rajeuni la langue, il l'a « décorsetée ». Il l'a mise à la portée du grand public (d'où son énorme succès) mais sans rien perdre de sa grâce et de sa légèreté ». Reich-Ranicki a peut-être pris la métaphore du corset (das Mieder) chez Kraus puisque celui-ci écrit plus crûment : « Heine a libéré le corset de la langue allemande à un point tel qu’aujourd’hui chaque garçon de bureau peut jouer avec ses seins ». Car c’est là le cœur de la charge de Kraus contre Heine : il a fait de la langue allemande de l’eau de Cologne et est donc responsable de l’esprit feuilletoniste du journalisme moderne. « Qui sait faire de jolies phrases pour ne rien dire et peut tourner des boucles sur une tête chauve ». Il faut croire, comme le rapporte Caroline Kohn, que « le style de Heine, nouveau et assez déconcertant pour un esprit allemand, avait apporté le trouble dans les générations qui le suivirent » et que Heine a donc eu des imitateurs qui n’avaient pas forcément son génie. « Des écrivassiers qui se mirent à noircir les colonnes des journaux », dit-elle encore, « subirent l’influence de Heine et en devinrent une caricature ». C’est ainsi que Kraus en arrive à faire remonter la responsabilité de cette décadence jusqu’au poète lui-même et à critiquer sa prose. Tout cela me paraît bien gros et bien injuste. Notez que je suis cent pour-cent d’accord avec Kraus pour penser qu’il y a chez les journalistes, ceux d’aujourd’hui comme ceux de hier, une relation étroite entre leur style et leur superficialité. Mais pourquoi chercher la faute chez Heine et dans sa prose ? Pourquoi ne pas voir que c’est le journalisme lui-même qui en est la cause ? Son péché originel qui est de divertir, de capter l’attention par n’importe quel moyen, ce qui empêche tout approfondissement. Et qu’on nous épargne tous ces stéréotypes sur l’opposition entre la légèreté et la superficialité française dont Heine se serait nourri à Paris et la lourdeur allemande, signe de profondeur. On nous en a gavés en Alsace de ces histoires-là. Heine a fait du journalisme tout à fait indépendamment de son œuvre littéraire. Kraus semble l’oublier comme Caroline Kohn d’ailleurs. Il a été le correspondant à Paris de revues allemandes. Je l’avais déjà noté et pensé que c’était ce travail de journaliste qui avait influencé son style (mais dans le bon sens, celui de la clarté, de la concision, de l’allègement de la langue allemande). Et j’en parlais aussi à propos d’un autre écrivain, français celui-là, de loin le plus grand du XIXème siècle à mes yeux, Stendhal. Quand il est expulsé par les Autrichiens de sa chère Italie en 1821, revenu à Paris, il collabore, pour gagner sa vie, pendant sept années, à des revues anglaises (Paris Monthly Review, London Magazine, New Monthly Review) en tant que correspondant parisien. Et que raconte-t-il ? A quoi joue-t-il ? Au feuilletoniste. Pour amuser les Anglais. Voici quelques-unes de ses appréciations sur les écrivains, ses contemporains : Han d’Islande: « le plus baroque et le plus horrible produit d’une imagination déréglée. L’écrivain dont le cerveau en ébullition a accouché de ce monstrueux avorton est M. Hugo dont les effusions poétiques jouissent d’une renommée considérable. » Même ses Odes et Poésies Sacrées n’échappent pas au fusil de Stendhal : « L’on ne peut nier qu’il sache fort bien faire des vers français ; malheureusement il est somnifère. » Et M. de Lamartine ? « Il a perdu, à Naples, une femme qu’il adorait ; après quatre années de douleurs, il est parvenu à pouvoir faire parler son coeur en vers et a trouvé des accents touchants ; mais dès qu’il sort de l’expression de l’amour, il est puéril, il n’a pas une haute pensée de philosophie ou d’observation de l’homme. » Chateaubriand, lui, est « l’archi-hypocrite », « habile faiseur de phrases sonores ». « Avec son emphase ridicule et son pathétique affecté, M. de Chateaubriand a corrompu la littérature française. » Stendhal reconnaît pourtant qu’il est le meilleur des prosateurs contemporains, il a même apprécié les Abencérages, mais : « le Vicomte n’écrit probablement pas, au cours d’une année, une seule phrase exempte de fausseté soit dans le raisonnement, soit dans le sentiment ; à tel point qu’en le lisant, vous êtes sans cesse tenté de vous écrier : Juste ciel ! que tout ceci est faux ! mais que c’est bien écrit ! ». Amusant n’est-ce pas ? Mais pas sérieux ! C’est – déjà – du journalisme.
D’après Werner Kraft, un spécialiste de Kraus que Caroline Kohn cite souvent, Kraus se serait rendu compte que son essai sur Heine souffrait « d’une certaine fêlure » et que celui sur Nestroy lui était supérieur, « plus homogène et plus dynamique ». Qui était ce Nestroy (1801 – 1861) ? Un acteur-auteur dramatique autrichien, bien oublié aujourd’hui et probablement jamais joué en-dehors de l’Autriche (il utilise souvent le dialecte autrichien). Remarquez, il faut pourtant saluer l’importance des auteurs de théâtre autrichiens, et d’abord de ce Grillparzer du XIXème siècle (1791 – 1871) qui avait écrit ces vers lumineux :

Der Weg der neuern Bildung geht :
Von Humanität,
Durch Nationalität,
Zur Bestialität.

(Le chemin de l’éducation moderne/va de l’humanisme/à travers le nationalisme/vers la barbarie. C’est la traduction en anglais de Franzen. Une traduction peut-être plus précise, et qui rime en plus, serait : le chemin de l’éducation moderne va de l’humanité à travers la nationalité vers la bestialité)
C’est une réflexion qui me va très bien même si aujourd’hui l’humanité a encore trouvé bien d’autres chemins conduisant à la barbarie (l’islamisme par exemple).
L’essai sur Nestroy était prévu, à l’origine, comme un hommage à l’auteur, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort. Kraus l’admirait énormément, au point de le comparer à Shakespeare et à Molière ! Caroline Kohn dit qu’à côté d’une « qualité dramatique et poétique » indéniable on y trouve également une « critique sociale fort intéressante ». Et que c’est à juste titre qu’on cherche à le réhabiliter aujourd’hui, au même titre que Offenbach, autre « génie pas toujours apprécié à sa juste valeur », dit-elle (les opérettes du très parisien Offenbach ont été jouées aussi à Vienne, Offenbach lui-même est venu les diriger et Kraus les a louées).
J’ai lu l’essai Nestroy plus attentivement que celui sur Heine. Et je dois reconnaître que sur le plan simplement littéraire c’est tout à fait surprenant. On comprend que les deux essais sont considérés comme des réalisations marquantes de la littérature de langue allemande. Même si ce sont de véritables chemins de croix pour le traducteur. Qu’en ai-je tiré ? Si l’essai est d’abord un hommage à la satire de Nestroy, c’est en même temps une critique acide de la société qui lui est postérieure de 50 ans. Il commence avec des formules mordantes contre la technique et les techniciens (qui ont rompu des ponts). La déshumanisation qui lui est liée. Paul Reitter cite des extraits du fameux essai de Kraus intitulé Apocalypse qui date de 1908 et où il écrit : « …nos inventions nous ont coûté une si grande part de notre intelligence qu’il ne nous en est plus restée pour savoir nous en servir. Nous étions suffisamment civilisés pour construire des machines et trop primitifs pour les faire nous servir…». Franzen admire la façon dont le penseur qu’était Kraus « a reconnu si tôt la façon dont le progrès technologique divergeait du progrès moral et spirituel ». Là je crois que notre Américain est un peu naïf. Je crois que la désillusion de l’intelligentsia viennoise était plus générale que cela. Ce n’est pas seulement le progrès technique qui était en cause, mais bien d’autres idéaux, comme par exemple celui du rôle de l’éducation qui rendrait l’entièreté de la population digne de participer à la démocratie. Or dès le début de l’adoption du vote universel, sont apparus de sombres populistes comme Lueger et von Schönerer qui allaient être des modèles pour Hitler. Et puis Kraus n’était pas le seul à découvrir qu’on partait dans une mauvaise direction (Musil, entre autres, allait s’étonner plus tard, dans son Homme sans Qualités que l’on dise d’un cheval qu’il est génial, mais avait déjà noté (dés 1906) dans l’élève Törless d’étranges idées bien inquiétantes). Il n’empêche que l’on trouve encore de belles formules dans l’essai sur Nestroy, comme celle-là par exemple : « Cela fait déjà 50 ans que fonctionne la machine où l’esprit entre à un bout pour en sortir à l’autre bout comme imprimé, diluant, se répandant, détruisant… ». Ou celle-ci, qui est une belle réponse au fameux : la fin justifie les moyens, « la fin est le moyen pour oublier les moyens ». Ou encore, quand il décrit son époque et, ô miracle, aussi le nôtre : « un monde où chacun a une individualité et tous ont la même, et c’est l’hystérie qui est la colle qui tient l’ordre social ensemble ». Ou : « leur mémoire ne dure pas plus que leur digestion. Appliquer leur esprit à quelque chose qui est sortie de leur mémoire dérange leur digestion ». Et pour finir : « la machine continue à tourner parce que son conducteur a oublié le mot ! ».
A la fin de son livre Franzen reprend encore un dernier texte de Kraus, un poème. On sait que Kraus est soudain resté silencieux après la prise de pouvoir de Hitler à la fin du mois de janvier 1933. La Fackel ne paraissait plus. Ses lecteurs s’en inquiétaient. Ce n’est que bien plus tard, en juillet 1934 qu’il sort un nouveau fascicule de la Fackel qu’il intitule : Pourquoi la Fackel est restée silencieuse et où il donne des extraits du livre qu’il est en train d’écrire, et qui paraîtra à titre posthume sous le titre La troisième Nuit de Walpurgis. Pourtant, fin octobre 1933, il sort un fascicule très court (c’est le numéro 833), quatre pages, où il commémore le décès de son ami, le grand architecte viennois, Alfred Loos, annonce la publication de sa traduction des Sonnets de Shakespeare et publie ce poème que je vais d’abord donner en allemand :

Man frage nicht, was all die Zeit ich machte.
Ich bleibe stumm ;
und sage nicht warum.
Und Stille gibt es, da die Erde krachte.
Kein Wort das traf ;
man spricht nur aus dem Schlaf.
Und traümt von einer Sonne, welche lachte.
Es geht vorbei;
nachher war’s einerlei.
Das Wort entschlief, als jene Welt erwachte.
(Qu’on ne demande pas ce que je faisais tout ce temps
Je reste muet ;
et ne dis pourquoi.
Car le silence s’installe quand la terre a craqué.
Aucun mot qui valait ;
on ne parle plus que dans son sommeil.
Et on rêve d’un soleil qui riait.
Cela va passer ;
et après, cela n’avait plus d’importance.
Le mot s’est endormi quand ce monde-là s’est éveillé.)

Pour Kraus les mots perdent leur pouvoir quand le mal est si noir qu’il dépasse toute satire, dit Daniel Kehlmann. Il ne peut plus utiliser les mêmes mots qui lui ont servi pendant tant d’années à fustiger la presse, les journalistes, les écrivains et tant d’autres, même les thuriféraires de la guerre, pour attaquer un Hitler, un Göring ou un Goebbels. Le « Prophète solitaire » comme l’a appelé Franzen a su dès son avènement quelles horreurs allait déverser sur le monde le peintre raté, originaire de Braunau, Autriche, et ses amis. Dans ma note sur la Cacanie en crise je terminais mon portrait de Kraus par les lignes suivantes : « on ne peut combattre la Bête avec des mots. Alors Kraus continue, avec une certaine dignité, le combat pour la culture, la littérature, la langue. Au fond il agit comme Archimède qui continue à tracer ses dessins de géométrie sur le sable alors même que la soldatesque saccage Syracuse. Son dernier numéro paraît en février 1936. Le même mois il est renversé par un cycliste dans une rue de Vienne. Quatre mois plus tard il meurt d’une embolie ».

 

 

Post-scriptum : Jonathan Franzen ne donnant pas beaucoup d’informations concernant ses deux acolytes Reitter et Kehlmann qui l’ont aidé à démêler quelques difficultés d’interprétation de la prose krausienne et qui ont participé largement aux nombreuses notes de bas de page (dont certaines prenaient des pages entières), j’ai consulté Internet pour en savoir plus. C’est ainsi que j’ai appris que Paul Reitter qui a fait son doctorat à Berkeley et est depuis 2000 Prof à l’Université de l’Ohio, n’était pas seulement un spécialiste de Kraus et de son époque, mais aussi des médias et de la culture judéo-allemande. Quant à David Kehlmann, né en 1975 à Munich, il s’avère être un vrai génie précoce : érudit et lecteur à plusieurs Universités allemandes en poétique il est également un écrivain à succès dont un livre écrit à moins de trente ans (Les Arpenteurs du monde) a été traduit en 40 langues ! Ayant la double nationalité germano-autrichienne, vivant surtout à Vienne, sa compagne à New-York, il semble avoir renoué dans ses romans (« comic novels », dit Franzen dans un dialogue avec lui que l’on peut également trouver sur le net) avec une certaine tradition d’humour (et de satire ?) typiquement autrichienne. Franzen a fait sa connaissance en 2005 à Vienne et ils sont devenus de grands amis. Et puis, surprise de taille : Google m’envoie sur YouTube où je découvre la transmission d’une présentation du livre qui est le sujet de la présente note, présentation organisée par la Deutsche Haus de New-York et accueillie par la prestigieuse New-York University, avec un modérateur (au fort accent allemand) et la présence physique des trois compères Franzen, Reitter et Kehlmann, et devant un auditoire très mélangé, vieux et jeunes, dont la très grande majorité n’a certainement jamais entendu parler de Kraus mais qui semble en tout cas passionné par le sujet et les lectures et commentaires des trois amis.

  

Présentation du Projet Kraus à l'Université de New-York

Le modérateur, Kehlmann, Franzen et Reitter

La vidéo dure près d’une heure et demie. Je ne l’ai visionnée que pendant un quart d’heure mais aurais pu, bien sûr (et le peux encore), l'écouter en totalité et apprendre, peut-être, d’autres aspects que je n’avais pas perçus à la simple lecture du texte de l’ouvrage. Alors ? Ces nouveaux médias n’ont-ils pas leurs avantages ? Entendons-nous bien : l’internet est une technique créée par l’homme et, comme toute chose faite par l’homme ou propre à l’homme (pensez à la langue de l’esclave-philosophe grec Esope !) elle peut être la meilleure des choses comme la pire ! Toute chose faite par l’homme ? Non, quand même pas ! Pas la bombe atomique ! Et pas Facebook et pas Twitter…