Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Amok. Une explication ?

A A A

Depuis que j’ai eu mes 8O ans il m’arrive de plus en plus souvent de m’enfoncer de temps en temps dans des périodes plus ou moins longues de réelle dépression. Je suppose que je ne suis pas le seul de mon âge, que c’est assez normal de penser plus souvent à la mort, de se demander combien de temps il vous reste, combien d’années, à compter sur les doigts d’une ou deux mains. C’est bien peu, se dit-on, d’autant plus que le temps, bizarrement, coule plus vite… Mais je sais aussi que ce n’est pas bien. Notre médecin généraliste a dit à Annie qu’il fallait conserver sa joie de vivre. Je suis intimement persuadé qu’il a raison. Que la joie de vivre prolonge la vie. Et je sais aussi que j’ai, que nous avons, Annie et moi, bien des raisons de nous réjouir de notre situation. Beaucoup de raisons même. S’il n’y avait pas le monde qui nous entoure. Toutes ces illusions perdues, Europe, socialisme, démocratie, culture, humanisme. Et puis, de plus en plus, nous pèsent ces assassinats de masse, cette cruauté, cette haine et cette absurdité, cette barbarie.
Au début de cette année je n’arrivais pas à me débarrasser de ces images du Bataclan. Elles me poursuivaient sans cesse. Je l’ai peut-être déjà écrit : ces trois hommes tirant au hasard sur près de 1500 hommes et femmes couchés au sol. Même pas drogués, paraît-il. Il faut être complètement déshumanisé pour commettre une telle monstruosité. Ou alors avoir accumulé une montagne de haine. Comment est-ce possible, une telle haine ? Pour des gens nés parmi nous ? Oublie, me dit Annie. Il ne s’agit pas de haine, simplement un extrême fanatisme, un très efficace lavage de cerveaux. Et puis vient ce camionneur enragé, tuant femmes et enfants sur son passage, déviant même sa course pour les chercher, les heurter, tuer, comme dans un jeu vidéo, en s’amusant. Celui-là, au moins, il n’est pas d’ici, il est Tunisien, et il est fou. Violent depuis l’enfance, nous dit son père, traité pour problèmes psy. Oui mais alors nous allons être de plus en plus la proie des fous ? Des fous dangereux, assassins ? Et pourtant il n’était pas seul, d’autres l’ont aidé, l’ont encouragé dans son projet mortifère ! Et pour finir (si on peut dire, mais cela finira-t-il, un jour ?) ces jeunes de 19 ans, encore une horreur, qui égorgent au couteau de cuisine deux vieillards de 86 ans ! En d’autres temps on respectait les chibanis ! Et cette façon de se servir d’un couteau apprise sur vidéos islamistes, comme on égorge un agneau ou, chez nous, un cochon ! Quand on lit l’histoire de ce jeune originaire du patelin on en aurait presque pitié : quel type paumé ! Encore un qui a eu plein de problèmes psychologiques dans son enfance, son adolescence ! On pourrait en avoir pitié si on n’avait pas connaissance des textes immondes de ses mails et de la tromperie rusée et réussie de la juge qui a décidé de le libérer.


Il m’arrive souvent, le l’ai déjà dit, d’acheter cet hebdomadaire allemand, la Zeit, où des journalistes font encore honneur à leur métier, se mettent à réfléchir quand des événements extraordinaires perturbent la vie de notre société, s’informent, lisent, interrogent, posent les questions que nous nous posons et, finalement, nous font réfléchir avec eux. La semaine dernière (28 juillet) la Zeit titrait : Etincelle mortelle. Et, en sous-titre : les attentats s’enchaînent sans fin. Que se passe-t-il dans la tête de ces jeunes ? Et comment peut-on éviter ces attentats ? Et un autre titre encore en première page : Des égos qui explosent. Amok ou Terreur ? Folie ou action politique ? Le dénominateur commun de tous ces meurtres : l’auto-proclamation de son pouvoir.
Il faut que j’explique. L’Allemagne a vécu successivement, à de très courts intervalles, quatre assassinats de masse : à Würzburg (le 18/07/2016), à Munich (le 22/07/2016), à Reutlingen (le 24/07/2016) et à Ansbach (le même jour, le 24/07/2016). Seuls deux meurtriers sur quatre se sont réclamés de Daech. Alors que chez nous la totalité des auteurs d’attentats s’en réclament. Mais cela permet d’analyser d’une manière un peu plus détachée la façon dont fonctionnent les tueurs. De toute façon les Allemands ne sont pas les seuls à chercher dans cette direction (sociologie, psychologie). Il y a quelque temps le spécialiste de l’Islam qu’est Olivier Roy publiait un article dans Le Monde (25/11/2015) intitulé : Le djihadisme est une révolte nihiliste. Comprenez-moi bien : je ne fais pas partie de ces hommes de gauche qui ont peur d’être taxés d’islamophobes. D’abord je suis athée et je considère de toute façon que toutes les religions sont connes. Ensuite je pense que l’Islam a une certaine responsabilité dans l’émergence de cette idéologie barbare que l’on nomme islamisme djihadiste, pour ne pas dire fondamentaliste. Mais revenons à l’Allemagne.
Dans le train qui relie Treuchtlingen à Würzburg un jeune réfugié afghan de 17 ans se précipite sur des passagers avec une hache, puis sur des policiers en criant Allahu Akbar ! (Je crois que plus tard, on apprend qu’il a donné de fausses indications et qu’il est Pakistanais). Les policiers l’abattent. A Munich c’est un jeune écolier de 18 ans, un Germano-Iranien, qui massacre 9 personnes avant de se suicider : on découvre qu’en réalité c’est un admirateur du meurtrier de masse d’extrême droite norvégien. A Reutlingen c’est un réfugié syrien de 21 ans qui tue son amante polonaise avec un couteau de cuisine avant de continuer sa course en menaçant et blessant les passants de son arme. Enfin, à Ansbach c’est un homme de 27 ans originaire d’Alep qui se fait exploser au nom de Daech à l’entrée d’un festival de musique.
Qu’est-ce qui relie tous ces meurtres, se demandent les 8 journalistes auteurs d’un dossier avec le titre : pourquoi cela n’arrête plus. Pas grand-chose sauf cette violence dirigée arbitrairement vers l’extérieur. Ali de Munich ? Un « coureur » Amok classique. Celui d’Ansbach un auteur d’attentat-suicide islamiste classique. Le Syrien de Reutlingen, pris soudain d’une fureur amok, mais pas réfléchi, pas préparé comme Ali. Quant au pseudo-Afghan du train de Würzburg, c’est le mystère, même s’il a fait allégeance à Daech, mais qu’en même temps c’est une famille chinoise qu’il a attaquée ! Une première étude montre en tout cas que les quatre auteurs ont ceci de commun : ils sont tous jeunes, ils se sont tous sentis repoussés, réprouvés, ratés et ils ont tous agi seuls.
Dans les papiers d’Ali les policiers ont trouvé un livre intitulé L’amok dans la tête. Pourquoi des écoliers tuent. L’auteur est un psychologue américain Peter Langman qui étudie les jeunes tueurs de masse américains depuis 20 ans (on compte, depuis un certain nombre d’années, une attaque d’école ou de centre commercial par des écoliers une fois par mois en moyenne, sur tout le territoire des Etats-Unis). Il a consulté des dizaines de milliers de documents, des journaux, des rédactions scolaires, des procès-verbaux d’entretiens et cherché les signaux de colère, de désespoir et de haine. Son livre a été traduit dans de nombreuses langues, il est considéré comme un expert mondial, invité à des talk-shows et même reçu à la Maison Blanche. Alors les journalistes de la Zeit l’ont longuement interrogé par téléphone.
Quel est le moteur de tout cela, qu’est-ce qui pousse ces hommes à tuer ?  Tout le monde pose cette question, répond Langman, mais il n’existe pas de réponse simple à la question. Chez ceux que l’on peut désigner sous le nom de « coureurs » amok (Amok-Läufer), beaucoup d’éléments peuvent jouer un rôle. Souvent des dépressions, les jeux vidéo et le mobbing (le harcèlement). Mais ce ne sont là que quelques éléments du puzzle. La jalousie vient souvent s’ajouter à cette mixture. Jalousie de ceux qui sont sûrs d’eux, n’ont pas peur, ont beaucoup d’amis. Certains ont été traumatisés. Ou ont subi un mobbing particulièrement fort.
Or il se trouve que dans le cas d’Ali on dispose d’une vidéo. Ici je fais une parenthèse car l’attentat perpétré par Ali à Munich est une vraie histoire de fous. La police était complètement débordée. Même si 2300 policiers avaient été déployés, que tout le centre de Munich était paralysé. On était intimement persuadé que trois tueurs avaient été impliqués, qu’ils étaient repartis en métro, on pensait que les tueurs étaient islamistes. Obama a tout de suite réagi, Hollande s’est couvert de ridicule en condamnant « l’attentat terroriste qui avait pour but de fomenter aussi la peur en Allemagne, après d’autres pays dans le monde ». Seule la Merkel, toujours posée, a attendu de savoir ce qui s’était réellement passé pour prendre position publiquement. Le pire était l’affolement des réseaux sociaux. Déchaînés. Donnant plein de fausses infos, l’origine islamiste entre autres, des photos, des vidéos, des vidéos truqués, une Merkel soi-disant effondrée de remords d’avoir laissé entrer tous ces réfugiés, des infos vraies aussi, dont cette étonnante vidéo prise par un voisin du tueur sur un toit discutant avec lui avant de se suicider, une vidéo que la police n’a pu authentifier qu’avec beaucoup de retard. Or sur cette vidéo Ali prononce une phrase qui se trouve mot à mot dans le livre de Langman, prononcée par un jeune Américain qu’il a traité, et qui est la suivante : « j’ai été victime de mobbing pendant sept ans ». Et c’était vrai. Les journalistes de la Zeit ont pu le vérifier en interrogeant les anciens co-élèves d’Ali. Oui on l’a tapé, on l’a traité de fille, on se moquait parce qu’il bégayait, même les filles l’ont frappé, l’ont déguisé en fille, l’ont maquillé… et personne ne semblait le regretter, même après l’attentat, on en riait encore. D’ailleurs Ali avait déposé deux fois une plainte auprès de la police, une fois parce qu’on l’avait battu, une autre fois parce qu’on l’avait volé.
Les auteurs amok réalisent en général leur attentat sur le lieu où ils ont été humiliés, où ils se sont sentis impuissants, exclus. Ali, lui, avait invité ses victimes au café du centre commercial par Facebook en leur promettant un cadeau.
Je ne sais pas si c’est le cas en Allemagne, ajoute Langman, mais aux Etats-Unis, la virilité joue encore un grand rôle. Il faut l’apparence de virilité. Les auteurs de ces attentats manquent souvent de cette apparence-là et en souffrent.


Ici il faut que je fasse une pause. Il faut quand même prendre tout ceci avec des pincettes. Si tous les jeunes qui ont subi une humiliation à l’école devenaient des « coureurs amok » il n’y aurait plus que cela. Et d’ailleurs ce genre d’humiliations et de harcèlements a toujours existé. L’homme est cruel par nature. Et le petit d’homme encore plus !


Mais voyons ce que ce Langman a encore à nous dire. L’auteur d’un acte solitaire, dit Langman, qui projette sa colère contre le monde, se fait plus grand que les autres. Sa violence sert à se grandir, à se sentir plus puissant. Ce qui me paraît effectivement assez juste. Mais on a parlé d’Ali. Parlons un peu plus en détail des trois autres cas.
Le Syrien de 21 ans qui a tué à Reutlingen était un garçon au regard ouvert, raconte celle qui s’occupe des réfugiés à la municipalité de Reutlingen. Lui et un autre Syrien de 20 ans échappés tous les deux à la guerre civile, séparés de leurs familles, se sont connus en Turquie en 2013, avaient décidé ensemble de se battre pour arriver jusqu’en Allemagne. Le futur tueur se débrouillait très bien en anglais mais buvait et se droguait (joints ?) et se faisait rejeter par les autres réfugiés syriens. Il a vu des psys mais a refusé de se faire traiter pour dépression et dépendance aux drogues. Les deux amis  avaient trouvé du travail temporaire dans un kebab. Où travaillait également une Polonaise qui avait deux ou trois enfants en Pologne et qui a débuté une relation avec le Syrien. Ce jour-là le futur tueur avait l’air déprimé, regard vide, la patronne lui demande de rentrer, appelle son ami pour le remplacer. Il s’en va, puis appelle au téléphone la Polonaise, lui demande de sortir un instant, puis la transperce avec un couteau de cuisine de 60 cm de long, fauché à la cuisine du kebab, et alors il commence à courir avec les yeux rouges, le couteau levé, cherche à attaquer son ami, qui s'enfuit, transperce la figure et la mâchoire d’un client assis devant le kebab, puis blesse deux autres piétons, retourne au kebab où il menace à nouveau son ami revenu soigner le blessé et qui ne doit son salut qu’à la fuite, puis repart, tape sur les voitures avec son couteau, est heurté par une voiture, puis stoppé par les policiers qui sont obligés de lui attacher les pieds et les mains et le sauver du lynchage par les passants. Un amok, pas de doute. Amok soudain, sur fond de dépression, de drogue, de situation dramatique et, probablement, d’un dépit amoureux.
L’autre Syrien qui s’est fait exploser à l’entrée d’un festival de musique à Ansbach avec une bombe placée dans un sac-à-dos et blessé 15 personnes, avait déjà fait deux tentatives de suicide et devait être expulsé vers la Bulgarie. Après l’attentat on a trouvé une déclaration de fidélité au chef de Daesh et Daesh a très vite communiqué sur son affiliation : c’était un ancien combattant de Daesh contre Assad, spécialiste de grenades, blessé au combat ce qui fut la raison de son exfiltration, etc. Difficile à vérifier sur le moment, disent les journalistes, mais l’autopsie a effectivement montré qu’il avait des blessures de guerre et Daesh exagère peut-être mais ne ment pas trop, en principe. Voilà, ce Syrien-là, encore un réfugié, a quand même réussi un exploit dont il rêvait peut-être : être à l’origine du premier attentat-suicide islamiste sur le sol allemand (ce qui montre, soit dit en passant, que l’Allemagne est encore à des années-lumière de la France pour ce qui est du terrorisme islamiste).
Ce qui incite les journalistes de la Zeit à poser la question suivante à Langman, une question importante pour nous Français : les tueurs de la catégorie que vous avez appelée amok et les tueurs terroristes de l’islamisme ont en commun une absence totale d’empathie envers lors victimes ; sont-ils psychologiquement apparentés ?


On pourrait penser, dit Langman, que le terroriste, surtout le terroriste islamiste, possède quelque chose que le tueur amok n’a pas, une image du monde déterminée, close, qui lui fournit un motif pour agir. Mais, en réalité, ajoute Langman, pour la plupart des jeunes isolés, incités à l’action, il ne s’agit là que d’une idéologie instantanée, une machine à penser composée à partir de quelques phrases simples et de slogans, dont ils peuvent se servir. Et qui fournit à la folie l’apparence bon marché d’une rationalité religieuse et politique. Soudain l’acte fou devient un moyen pour mener un combat juste. Et le jeune terroriste obtient une place dans la longue file des radicaux. Et de même que lui-même a étudié auparavant les actions de ces prédécesseurs, ce qui l’a incité à devenir un terroriste, d’autres jeunes futurs terroristes vont être inspirés par son propre exemple.
Lui qui était peut-être un raté, n’est plus seul. Tout ce qu’il a à faire c’est de laisser un message vidéo sur son portable et de l’envoyer sur le net. C’est la seule condition posée par Daesh. Qui communiquera alors au monde entier : cet homme a agi en notre nom. Désir d’être grandi par l’adoption d’une idéologie, désir de faire partie d’une communauté partageant les mêmes idées. Mais attention, dit-il, ceux de la catégorie amok ont les mêmes motifs. Eux aussi intègrent leurs actions dans une tradition. L’acte original, le nine-eleven de l’amok moderne, est le massacre de Columbine, lorsqu’en avril 1999 deux adolescents ont tué 12 de leurs condisciples et un enseignant. Ils ont laissé de nombreux écrits et photos où ils interprétaient leur action comme un acte politique, comme un soulèvement de tous ceux que l’on moque, humilie et harcèle en ce monde. En Allemagne même, le jeune de 17 ans qui a massacré 15 personnes à Winnenden en Bade-Würtemberg, en 2009, dix ans après Columbine, faisait partie d’un chat qui fêtait les amoks tels que Columbine (Michael Moore a utilisé le nom dans un film anti-armes, Bowling for Columbine, mais qui, en même temps, glorifie, sans le vouloir, ce nom). Et Ali, le tueur de Munich, a fait le voyage à Winnenden pour faire des photos de l’endroit et a rédigé un manifeste comme les auteurs du massacre de Columbine et comme Anders Breivik qui a commis son massacre sur l’île norvégienne Utøya exactement cinq ans avant celui de Munich.
Les actes de violence, meurtres ou suicides, entraînent souvent des actes similaires. La violence peut être communicative. L’histoire littéraire connaît l’effet Werther de la célèbre œuvre de Goethe, la plus meurtrière de toute la littérature mondiale. La vague de suicides à l’exemple de Werther fut telle au XIXème siècle que certains endroits ont interdit le livre en question. Dans le monde moderne l’effet Werther est multiplié de manière effarante par le net. Une explosion, disent les journalistes. Les vidéos, les photos, avec les détails les plus horribles circulent sur le net et sur les téléphones portables des plus jeunes, des pré-adolescents. Qui n’y voient rien d’horrible. Cela les amuse, les excite. C’est cool, disent-ils, disent les journalistes. Alors qu’encore aujourd’hui le Conseil National des Journalistes allemands conseille de parler le moins possible des suicides et, surtout, de ne jamais indiquer l’endroit où les gens se sont suicidés. Peut-on en faire autant pour les attentats ? Non, bien sûr. Le suicide est privé, la tuerie est publique. Et pourtant la Zeit a décidé de ne plus publier les photos des auteurs de tueries et même pas leur nom complet (on parle de Ahmed J. ou de Mohammed D.). Le Monde a pris la même décision pour les photos. Immédiatement Libé a refusé publiquement de le suivre.
Les auteurs de ces actes de violence, quels qu’ils soient, cherchent la gloire. Les médias la leur offrent. Montrer leurs photos, souvent en première page, c’est leur faire une publicité gratuite, dit Langman  C’est dangereux pour les autres, les suivants. C’est comme un virus, dit-il encore. Très souvent aux Etats-Unis, une tuerie de masse en provoque une autre peu de temps plus tard. Dans les 15 jours la probabilité d’une nouvelle tuerie augmente de 30%. Il y a même une université spécialisée dans les études statistiques liées aux virus, Ebola, Dengue, l’Arizona State University, qui a commencé à étudier l’amok. Ce qui n’empêche pas la Bild de publier la photo d’Ali en première page avec la légende : voici le « coureur » amok de Munich avec un point d’exclamation !  Et que dire de cette habitude que nous avons prise de placer des fleurs, des bougies, les photos des victimes aux endroits des tueries ? N’est-ce pas une glorification, aussi, de l’acte ?


Les journalistes posent les questions que nous nous posons tous. Peut-on prévoir ? Beaucoup de jeunes qui préparent un amok en parlent avec des amis, ou le racontent dans des rédactions scolaires ou sur le net, sans qu’on les prenne au sérieux, dit Langman. On devrait éduquer les élèves et les enseignants pour qu’ils cherchent de l’aide quand ils sont confrontés à ce genre de phénomènes. Mais pour cela il faudrait que chaque école dispose de personnel formé en psychologie. Les spécialistes du terrorisme se posent le même genre de questions. Là aussi les études montrent que le soi-disant loup solitaire partage dans 60% des cas son plan avec des personnes de contact, le plus souvent par le net. Et souvent le comportement change : isolement, hostilité, recherche d’exemples de prédécesseurs sur le net. Et dans ce domaine aussi, on a bien besoin de personnel formé. Mais je crois que l’on connaît cela en France.
Est-ce que la dépression est un facteur de risque, demande un journaliste à des experts. La question est complexe. Certaines études y répondent affirmativement. Mais, d’une façon générale la dépression rend plutôt passif. Sauf dans certaines circonstances. Ainsi on a appris que l’auteur de l’attentat-suicide d’Ansbach était sous traitement et qu’un spécialiste avait mis en garde contre lui. Mais, visiblement, personne n’en a tiré les conséquences…
Et puis on pose la question de l’internet à un scientifique qui est aussi spécialiste de l’Islam, Nico Prucha. Pourquoi ne peut-on supprimer la propagande islamiste ? Il suffit de faire un peu de recherche et très vite on trouve tout ce que l’on veut : les websites et les vidéos de Daech, les blogs des activistes ou leurs comptes sur les réseaux sociaux. C’est tous les jours qu’on supprime des pages et des comptes, dit l’expert. Mais aussi sec les pages réapparaissent. Quand Abu Bakr al-Baghdadi publie un discours, les propagandistes le transmettent par 100 liens parallèles. Et même si on arrive à supprimer ces nouvelles pages, des centaines de gens l’ont déjà téléchargé sur leurs ordinateurs. Il en est de même des vidéos des auteurs des attentats. Daech a publié plus de 1500 vidéos. Les activistes ont ouvert 800 nouveaux comptes alors que les précédents ont été fermés. La suppression automatique des pages pose d’autres problèmes. Le fameux drapeau Daech ? Ils l’ont déjà supprimé, trop facile à détecter par les moteurs de recherche. Un autre problème est la langue arabe, les nombreux synonymes, les nombreuses orthographes différentes. Tout cela ne me paraît pas très évident. J’aimerais bien qu’on m’explique. Quand j’entends qu’on veut faire une loi qui ferait que la consultation d’un site islamiste serait punissable par la prison, cela me fait rigoler. Et puis je me demande si on ne cherche pas à les conserver ces sites. Pour mieux découvrir ceux qui y vont…


Il est temps de conclure. Je note d’abord que ce qu’on croyait être une spécialité malaise est devenu une spécialité américaine et même occidentale. Mon ami Georges Voisset me raconte que le poète national malaisien Muhammad Haji Salleh dont j’ai fait la connaissance à Barbezieux, à l’occasion d’un colloque, et qui a beaucoup d’humour, se moque : « les Malais avaient une spécialité, l'amok, et ils ont merveilleusement su la promouvoir ». Un sacré succès, même. Puisqu’on apprend qu’aux Etats-Unis toutes les tueries de masse sont répertoriées sous le nom d’amok. Mais cela ne nous fait pas rire…
Ensuite, oui, il y a certainement certaines analogies entre les tueries classées amok et certains attentats, certains, pas tous bien entendu, classés terrorisme islamiste. Est-ce que cela nous apprend quelque chose, à propos des attentats commis en France ? Peut-être. Je ne sais pas. En tout cas cela rejoint un peu ce que disait Olivier Roy, dans son article. Quand on enquête dans l’entourage d’un meurtrier djihadiste, «  c’est toujours l’effet de surprise », écrit-il. « C’était un gentil garçon (ou un simple petit délinquant), il ne pratiquait pas, il buvait, il fumait des joints, il draguait des filles… Ah oui, il y a quelques mois il a changé, il s’est laissé pousser la barbe et a commencé à nous saouler avec la religion… ». Mais, dit-il encore, « une fois born again les jeunes ne se cachent pas et étalent leur nouvelle conviction sur Facebook. Ils exhibent alors leur nouveau moi tout-puissant, leur volonté de revanche sur une frustration rentrée, leur jouissance de la nouvelle toute-puissance que leur donnent leur volonté de tuer et leur fascination pour leur propre mort. La violence à laquelle ils adhèrent est une violence moderne. Ils tuent comme les tueurs de masse le font en Amérique ou Breivik en Norvège, froidement et tranquillement. Nihilisme et orgueil sont ici profondément liés ». Tout cela fait froid dans le dos. Même si sur d’autres points Olivier Roy s’est trompé, quand il dit, par exemple, que presque tous les auteurs d’attentats ou suspects sont des immigrés de deuxième génération (ni première, ni troisième) ou des convertis. Depuis on a vécu le plus horrible de tous les massacres et le plus meurtier, celui de Nice, et le tueur était un Tunisien, fou probablement, mais immigré de première génération quand même. Sur un autre point il a peut-être raison, je n’en sais rien, c’est quand il dit : « cela ne sert à rien de leur servir un islam modéré », un islam où « on aurait radié du Coran l’appel au Djihad (en voilà un beau vœu pieux, pour sûr !)…  C’est la radicalité qui les attire par définition… Le salafisme… convient à des jeunes en rupture de ban… ». Et il croit que la disparition de Daesh ne règlera pas la question. Pourtant, ce matin on apprend par un article du Spiegel que les deux tueurs qui se sont réclamés de Daech en Allemagne, le Syrien de l’attentat-suicide d’Ansbach et le peseudo-Afghan, le tueur à la hache du train de Treutlingen à Würzburg, étaient bien en relation avant leurs méfaits avec des membres de Daech d’Arabie Saoudite ! Et puis voilà que Google nous abreuve encore d’une autre nouvelle ce matin : vous allez voir, nous dit l’ancien juge anti-terroriste Marc Trévidic : « vous n’avez encore rien vu. L’année prochaine va être épouvantable jusqu’aux élections. De toute façon cela demandera peut-être dix ans avant qu’on puisse respirer… ».
Pauvres de nous.

 

Post-scriptum : la semaine dernière on a vécu à la télé une expérience inoubliable. Transmis du vieux théâtre romain d’Orange, le Requiem de Verdi. Quelle jouissance ! Une musique qui a des relents d’opéra, un excellent orchestre, celui du Capitole de Toulouse, les chœurs hommes et femmes merveilleux (les célèbres ensembles Orfeon Donastiarra de San Sebastian), quatre solistes, deux femmes, soprano et mezzo, deux hommes, ténor et basse, exceptionnels, la perfection, la soprano particulièrement émouvante, les battements de tambours du Jour de Colère (Dies Irae), cette colère de Dieu qui est aussi la nôtre, et pendant tout le déroulement de la fête musicale, un autre plaisir, celui des yeux, par la projection sur les murs antiques du théâtre des images colorées, mouvantes, terribles elles aussi, avec ces grandes figures de colosses, et l’œil de Dieu toujours présent dans son triangle, les images de ce Philippe Druillet que je connais depuis bien longtemps, depuis l’époque de Métal Hurlant et des Humanoïdes Associés, et puis le cadre même de ce spectacle, ce théâtre romain vieux de vingt siècles et où l’on a peut-être joué à l’époque un théâtre encore plus ancien, celui de la Grèce antique.
Cela fait vraiment du bien, ai-je dit à Annie, de voir que l’homme, à côté de la violence la plus abjecte et la bêtise la plus profonde, est aussi capable de ça : cette beauté, cette maîtrise, ces sommets-là. Cela fait du bien parce que cela nous console, que cela nous confirme que nous avons eu raison de, malgré tout, croire en l’Homme ? Non, la formule est idiote. On ne peut croire en l’Homme. Mais croire qu’on a eu raison de croire en nos idées, croire qu’il faut continuer, malgré tout, de se battre pour la beauté, la culture, se battre contre la barbarie, pour les hommes et contre l’injustice, et avoir eu raison de croire toute sa vie en le seul isme qui vaille, l’humanisme…

  

Post-scriptum 2 (14/08/2016) : après avoir fait des recherches sur le net je m'aperçois que seule la traduction allemande du livre de Peter Langman comportait le mot amok dans son titre: Amok im Kopf. Warum Schüler töten. Il ne se trouve pas dans les titres des livres de Langman dans leur langue originale anglaise : Inside the minds of school shooters et (le plus récent: janvier 2015), School shooters : understanding high school, college and adult perpetrators. Il est vrai que l'Allemand moyen a plus de chances de connaître le terme Amok que l'Américain à cause de la nouvelle de Stefan Zweig (Amok). Il n'empêche que le terme amok est aussi utilisé aux Etars-Unis lorsqu'on parle tueurs de masse, qu'il apparaît dans les titres d'autres livres qui traitent du sujet (p. ex. :  Douglas Kellner : Guys and Guns Amok : Domestic Terrorism and School Shootings from the Oklahoma City Bombing to the Virginia Tech Massacre) et que l'on peut même trouver sur le net plusieurs comparaisons faites par des psycho-socilogues américains et français entre tuerie de masse américaine et amok.

Post-scriptum 3 (juin 2022) : depuis lors j'ai également fait une recherche sur l'amok malais, l'étude qu'en ont faite divers ethnologues et sa description dans la littérature et, entre autres, dans le grand poème épique malais : le Huang Tuah. Voir l'amok dans la littérature (Bloc-notes 2016). Je l'ai également repris dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, tome 6 : Insulinde, sous le titre : A comme Amok. L'Amok malais.