Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

A Passage to India

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Depuis quelque temps l’Inde a commencé à célébrer l’anniversaire de son Indépendance survenue il y a 70 ans. Ce qui a amené Arte à passer ces derniers jours plusieurs grands films faisant revivre, entre autres, l’époque du Raj britannique. C’est ainsi que nous avons d’abord eu droit au film de Jack Lee Thompson, Aux Frontières des Indes, une espèce de western indien, avec la divine Lauren Bacall. Et puis on a pu revoir le très beau film de David Lean, A Passage to India, basé sur le roman éponyme d’Edward Morgan Forster.
Esthétiquement le film est une vraie réussite (comme l’était aussi son Lawrence d’Arabie) : la lumière, les couleurs sont absolument splendides. Mais j’avais un mauvais souvenir de l’histoire elle-même, cette agression sexuelle plus imaginée que subie, à l’arrière-plan raciste, et la manière dont est décrit l’agresseur présumé et innocent, trop soumis, trop émotif, que je trouvais également un peu raciste. Au point que j’ai même écrit quelque part que Kipling, malgré sa croyance dans le rôle bienfaisant du pouvoir politique britannique en Inde, était peut-être moins raciste que Forster car il décrivait toujours les Indiens de toutes conditions avec beaucoup d’amour et un humour toujours bienveillant. Or là j’étais très injuste envers Forster car l’image que j’avais en tête était celle de l’acteur du film. Quand on lit ou relit le roman de Forster on s’aperçoit que son portrait du fameux Docteur Aziz est bien différent.

 

Mais il faut peut-être que je résume l’histoire en quelques phrases pour ceux qui n’ont ni vu le film ni lu le livre, ou en ont oublié les détails de l’histoire.
Adela débarque en Inde pour rencontrer son plus ou moins fiancé Ronny qui y est depuis un an et exerce la fonction de juge. Elle est accompagnée par la mère de Ronny, Mrs Moore, et toutes les deux voudraient faire la connaissance de « la vraie Inde ». Le soir, au Club anglais, strictement réservé aux Anglais, Adela exprime son souhait de rencontrer des « vrais Indiens ». Ces dames s’esclaffent : qui a envie de fréquenter des Indiens en-dehors des strictes raisons professionnelles ? Mais le Directeur du Collège local, le très libéral Fielding, l’entend et propose aux deux dames d’organiser un thé auquel il inviterait effectivement quelques Indiens de sa connaissance. Connaissez-vous le Dr. Aziz, lui demande Mrs Moore, tout-à-l’heure je suis sortie du Club et ai rencontré, au calme, dans une sorte de petite Mosquée, un homme que j’ai trouvé extrêmement sympathique qui s’appelle ainsi. Fielding organise le thé, y invite le Dr. Aziz ainsi qu’un Professeur hindou, un Brahmane mystique et peu bavard. Aziz, surpris de voir des Anglais parler avec lui comme s’il était leur égal, veut les inviter chez lui, puis honteux de son intérieur, leur propose d’organiser un pique-nique à 20 km de la ville près d’un site remarquable, les Cavernes de Marabar. La sortie se fait, Fielding avec le Prof hindou rate le départ du train, mais le reste se passe bien, Aziz a tout organisé, même l’éléphant, à l’arrivée du train, qui les conduit jusqu’à la Montagne de Marabar, et un pique-nique grandiose. On visite une première caverne avec toute la foule que l’éléphant et les deux Anglaises ont attirée, Mrs Moore se sent mal, on ne sait pas très bien pourquoi, la chaleur, la foule, ou ce formidable écho que l’on entend au fond de la caverne, dans une espèce de chambre circulaire, aux parois polies, et qui ne semble pas avoir de plafond, un écho qui monte et qui redescend et fait penser au fameux oum des mystiques indiens. Elle reste un peu prostrée à sa table de pique-nique, on se débarrasse de la foule, et Adela monte avec le seul guide et Aziz pour voir les cavernes du sommet de la montagne. Et là il se passe quelque chose, on ne sait pas trop quoi au début, il semble qu’Aziz se soit séparé un moment, peut-être pour fumer, Adela entre dans une caverne, et soudain, descend la montagne, paniquée, au milieu des cactus, en bas une Anglaise a ramené Fielding dans son auto, elle accueille Adela hagarde et couverte de piqûres de cactus, et repart avec elle sans que les autres, Fielding et Mrs Moore, s’en aperçoivent, Aziz cherche Adela dans toutes les cavernes, puis descend, et pense, comme les autres, qu’Adela en a eu marre et a profité de la voiture pour rentrer à la ville. Aziz, Fielding et Mrs Moore, reprennent l’éléphant, puis le train et à l’arrivée, grande effervescence : Aziz est arrêté sur le champ, Adela aurait subi une agression sexuelle ! Toute la colonie anglaise fait immédiatement bloc. Seuls Fielding et Mrs Moore sont intimement persuadés qu’Aziz est innocent. Mrs Moore, dégoûtée de tout, des jeunes, des mariages, de l’Inde, prend le premier bateau disponible pour rentrer en Angleterre, elle va d’ailleurs mourir au cours du voyage. Quant à Fielding il est exclu du Club. On prépare le procès, la fièvre monte, les Indiens font eux bloc autour d’Aziz, musulmans comme hindous, c’est la révolte en ville, un avocat opposant célèbre, vient de Bombay, Ronny, à cause de ses liens avec Adela, laisse la place de juge à son adjoint indien et puis c’est la grande scène du procès. Et là coup de théâtre : Adela reconnaît subitement qu’Aziz n’est pas entrée dans la caverne après elle, elle a peut-être eu une hallucination, elle retire sa plainte. Cris de victoire dans toute la ville des Indiens pour une fois tous unis, triomphe d’Aziz, et déchéance d’Adela, toute la colonie anglaise la honnit, plus personne ne veut l’héberger, Ronny rompt ses fiançailles, et c’est finalement Fielding, le bon Samaritain qui lui cède son logement au Collège, et va coucher ailleurs. Et c’est encore Fielding qui persuade Aziz de ne pas lui demander, comme l’avait suggéré l’avocat de Bombay, 20000 Livres Sterling de dommages et intérêts. A la fin du roman, quelques années plus tard, on se retrouve dans une province hindoue, où règne un Maharadjah, le professeur hindou y a été nommé Ministre de l’Education, Aziz s’y est établi par haine de l’Angleterre et des Anglais, et Fielding y vient comme Inspecteur de l’Enseignement anglais dans toute l’Inde, visiter une Ecole qui n’existe pas. Difficiles retrouvailles entre les deux amis. Aziz en veut à Fielding de l’avoir privé des dommages, croit qu’il a épousé Adela, son ennemie, puis tout s’éclaire : c’est une fille de Mrs Moore qu’il a épousée. Or Aziz avait adoré la vieille dame. Tout se termine par une discussion politique. Aziz veut bouter les Anglais dehors. Et ce n’est qu’une fois le Raj vaincu que lui et Fielding pourront de nouveau être de vrais amis, ce qu’ils souhaitent être, de tout cœur, tous les deux.

 

Tout de suite après avoir revu le film j’ai repris le livre de Forster (voir : E. M. Forster : A Passage to India, édit. Harcourt Brace Jovanovitch, San Diego-New-York-Londres, 1989. Le copyright est de 1924). Ce qui m’intéressait particulièrement dans l’analyse comparative du livre et du film c’est d’une part le personnage d’Aziz – et les implications racistes éventuelles que son portrait entraîne – et d’autre part l’incident des cavernes de Makabar puisqu’il est véritablement au cœur de toute l’histoire.
Disons-le tout de suite : c’est David Lean qui fait d’Aziz un personnage un peu ridicule. Je me suis tout de suite demandé ce qu’un Indien d’aujourd’hui pouvait penser du portrait qu’en a fait David Lean. Et, effectivement, j’ai trouvé au milieu d’une critique anglaise les observations d’un analyste indien qui en est plutôt choqué : Aziz est « over-eager », c’est-à-dire hyper-passionné, « he struts about », il se pavane, se rengorge, et en même temps « he cringes », il rampe ! Mais, d’un autre côté, David Lean ne fait que pousser à l’extrême des traits de caractère que l’on trouve déjà chez Forster. Dans le livre Aziz est quelqu’un de passionné, d’émotif qui laisse ses émotions prendre le dessus la plupart du temps sur sa raison. C’est même la différence essentielle entre lui et l’Anglais Fielding. On a dit que Fielding, l’athée, l’humaniste c’était Forster, alors que le personnage d’Aziz était inspiré de l’ami Masood que Forster avait connu à Cambridge. Le roman lui est d’ailleurs dédicacé (la dédicace qui date de l’année de publication du livre, 1924, est la suivante : to Syed Ross Masood and to the seventeen years of our friendship). Il faut croire que Masood ne s’en est pas offusqué et donc que le portrait n’est pas trop négatif. De toute façon le livre est une sacrée charge contre ceux que l’on appelle bizarrement les Anglo-Indiens, et qui sont 100% Anglais, mais Anglais du Raj. Hautains, stupides, racistes, convaincus de leur supériorité et de leur droit sacré à gouverner ces pauvres Indiens. Quand le Gouverneur du lieu, pour faire plaisir aux deux femmes fraîchement débarquées, organise ce qu’il appelle une « bridge-party », bridge voulant dire un soi-disant pont entre communautés, les Anglais restent strictement entre eux et les Indiens aussi. Seul le Gouverneur, de par ses fonctions, va saluer quelques « indigènes ». Les plus racistes sont les femmes. Mais il y a aussi quelques hommes qui émettent des jugements particulièrement violents. On entend même quelqu’un dire, en plaisantant, que les seuls bons Indiens sont les Indiens morts, paraphrasant je ne sais plus quel Président américain parlant d’autres Indiens, à la peau rouge. Lors du procès d’Aziz, le procureur ajoute à son acte d’accusation, comme en passant, qu’on constate malheureusement que les individus à la peau sombre sont attirés par les femmes à la peau claire, alors que l’inverse n’est pas vrai. Et, après la prétendue agression sexuelle d’Adela, toutes les Anglaises ont peur d’être violées par les Indiens déchaînés (c’est l’élément sexuel bien connu du racisme). L’une d’elles, se référant à ce qui s’est passé à Amritsar où le Gouverneur militaire a émis le fameux « crawling order » à la suite de l’agression d’une Anglaise par la foule, exigeant que tout Indien qui devait passer à l’endroit de l’agression devait le faire à quatre pattes, demande : « qu’on les fasse ramper jusqu’aux cavernes de Malabar ! » (or Amritsar est un sinistre souvenir pour les Indiens : le fameux massacre de 1919 s’est soldé par près de 400 tués et plus de 1000 blessés !).  Tout ceci pour dire qu’a priori on ne peut taxer Forster du moindre sentiment de racisme et on peut même penser que son roman a dû causer bien des remous encore dans ces années 20 où la Grande-Bretagne restait toujours profondément attachée à son Empire et au Raj. Et pourtant, à en juger d’après la dernière discussion entre Fielding et Aziz, dans la province hindoue de Mau, cette discussion politique lors de laquelle Aziz crache son venin contre l’Angleterre (et, prémonitoire, prévient : vous allez voir, la prochaine fois que l’Angleterre sera en guerre, c’est là qu’on se soulèvera !), et où Fielding rétorque : sans nous, vous allez retomber à nouveau ; voyez cette école qui n’existe pas, voyez vous-même qui oubliez votre médecine et revenez aux charmes, Forster me semble quand même un peu méprisant pour l’Inde, non ?


Mais venons-en au fameux « incident » des Cavernes de Marabar. Dans le roman on n’explique jamais clairement ce qui s’est passé réellement. Encore, lors de la dernière discussion qui a lieu, après le procès, dans le roman, entre Fielding et Adela, avant que celle-ci ne prenne le bateau de retour vers l’Angleterre, on évoque les diverses explications possibles : hallucination, panique dans l’obscurité, agression par un autre, le guide par exemple. Alors que l’agression par Aziz est clairement exclue aussi bien dans le roman que dans le film. Même si dans le film c’est plus clair que dans le roman : on voit Aziz s’éloigner pour fumer une cigarette, Adela entrer dans une caverne, allumer une allumette, puis Aziz la chercher, se profiler à l’entrée de la caverne et Adela éteindre son allumette et ne pas répondre à l’appel d’Aziz. On peut trouver sur le net de nombreuses études concernant le roman de Forster qui cherchent à montrer la signification mystique de ces fameuses cavernes (lors du procès on apprend que ce ne sont pas des lieux saints hindouistes mais jaïns). J’en ai même dans ma bibliothèque, voir : A Passage to India, essays in interpretation, edited by John Beer, édit. Macmillan, Londres, 1985. L’un des contributeurs de cette collection d’essais, Wilfred Stone, écrit que dans la mythologie hindoue, les cavernes représentent la « matrice » de l’Univers (voir : the Caves of a Passage to India). Alors, bien sûr, on n’échappe pas non plus à l’interprétation freudienne : caverne symbole de vagin !
Ce qui me paraît évident, à moi, petit dilettante, c’est qu’il y a chez Adela un mélange d’expérience, peut-être mystique, ou simplement traumatisante – le fameux écho – et d’un début de sensualité déclenchée par sa réflexion sur sa relation avec Ronny. Roman et film n’adoptent pas exactement la même démarche pour nous faire comprendre ce que ressent Adela.
Dans le roman le phénomène acoustique des cavernes, cet écho qui monte comme dans une cheminée puis redescend pour envelopper ceux qui y sont sensibles – et on a vu que Mrs Moore l’avait elle-même subi (et y était peut-être même plus sensible qu’Adela, parce que plus tolérante et  plus ouverte à l’hindouisme et au mysticisme) – cet écho ne quitte plus Adela lors de sa longue période de prostration après sa descente de la montagne. Ce n’est que la veille du procès qu’elle confie à l’amie qui l’a recueillie que l’écho l’a quittée, ce qui laisse prévoir son retournement spectaculaire lors de son audition dans la salle du tribunal. Quant à sa relation avec Ronny, elle est plutôt compliquée. A un moment donné, Adela, choquée par la façon dont Ronny se comporte avec les Indiens (la façon abrupte et impolie avec laquelle il débarque pour interrompre la tea-party chez Fielding), lui dit sa volonté de rompre leurs fiançailles, puis, un peu plus tard, lors d’un léger accident de voiture, pris par l’émotion, les deux se prennent la main et renouent avec leur engagement, engagement qu’ils communiquent même à toute la communauté anglaise. Or, au moment de grimper la montagne pour aller visiter les cavernes du sommet, Adela repense à son mariage, en parle avec Aziz qui se renfrogne, n’ayant aucune sympathie pour cet homme qui a si rapidement pris les façons des autres « Anglo-Indiens ». Pire encore : elle lui demande s’il est marié et s’il a plusieurs femmes, question qui le choque vraiment, car elle signifie clairement qu’elle ne le prend pas pour quelqu’un d’éduqué, un égal. C’est d’ailleurs, pour cacher sa colère, qu’il va s’isoler un moment pour fumer. Mais Adela, pendant tout ce temps, elle pense encore à autre chose – et c’est évidemment l’avantage du roman sur le film : il peut montrer ce qu’un personnage « pense » – elle pense ceci : est-ce que j’aime Ronny ? Est-ce que nous nous aimons ? Je ne crois pas. Est-ce important ? Et elle semble répondre que non. Qu’elle pourra de toute façon être une épouse parfaite…
Le film est plus explicite. A un moment on voit Aziz donner la main à Adela pour l’aider à franchir un rocher et on croit voir un petit frémissement, une gêne chez l’un et l’autre. Mais il y a surtout une longue scène que David Lean a insérée dans son film et qui n’existe pas chez Forster. Une scène qui me semble d’ailleurs complètement invraisemblable. Dès le lendemain de son arrivée Adela va faire un tour en vélo, toute seule, dans le voisinage de la ville, arrive à un carrefour, s’engage dans un chemin, un chemin qui s’enfonce dans la jungle, bientôt elle découvre des restes de monuments recouverts par la végétation, et des bas-reliefs où dansent des bayadères nues aux seins ronds, et pour finir même un couple, une femme enlaçant un homme… Adela semble toute remuée, choquée, et alors on découvre toute une bande de singes qui crient et qui lui lancent des objets, puis qui dégringolent des monuments sur lesquels ils étaient assemblés, Adela, paniquée, reprend son vélo, elle fuit, les singes la poursuivent. Toute la scène ressemble à un rêve – c’en est un peut-être – un rêve, ou plutôt un cauchemar. Un cauchemar qui est comme une prémonition de l’agression sexuelle rêvée des cavernes de Marabar…
L’écrivain sud-africain Damon Galgut, grand admirateur d’E. M. Forster, semble avoir fait une découverte étrange qu’il nous livre dans son Arctic Summer (édit. Atlantic Books, 2014), publié en français en 2016 chez l’éditeur L’Olivier sous le même titre (Eté arctique) : lors de son premier voyage en Inde en 1912, Forster, alors qu’il y séjourne six mois, ne reste que quinze jours à Bankipore (modèle de la ville de Chandrapore du roman) où réside son ami de Cambridge, Masood, la raison en étant, toujours d’après Galgut qui le déduit d’une note un peu ambiguë du Carnet intime de Forster, que celui-ci qui était, comme on sait, homosexuel, aurait déclaré son amour à Masood à cette occasion et que ce dernier l’aurait rejeté. Et, comme par hasard, le lendemain Forster est allé visiter les cavernes de Barabar (les cavernes de Marabar du roman) avant de quitter la région. Ce qui expliquerait peut-être la liaison faite par Forster entre sexualité et cavernes. C’est en tout cas la thèse de Galgut qu’il explicite dans un article publié sur le site du journal The Guardian, le 8 août 2014…
Et voilà comment se font les meilleurs romans…