Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Petite-fille de harki

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(à propos de L’art de perdre d’Alice Zeniter, roman paru chez Flammarion en 2017)

 

Je ne sais pas si ce roman aura le Goncourt. On le saura bientôt : lundi prochain (au moment où j’écris ces lignes il fait partie des 4 finalistes). Annie trouve qu’il ne le mériterait pas. Qualité littéraire insuffisante, dit-elle. Pour une fois je ne suis pas d’accord avec elle. D’abord parce que je ne pense pas que la qualité littéraire soit le premier souci du jury Goncourt. Et ensuite parce que ce livre est autrement plus important que son aspect purement littéraire. C’est bien la première fois, me semble-t-il, qu’on dispose d’un témoignage de l’intérieur sur le drame des harkis. Et écrit par un membre de la troisième génération. Qui n’est pas tout-à-fait indemne de la malédiction qui pèse sur l’ancêtre.

Bien sûr les témoignages sur le drame des harkis n’ont pas manqué. Il y a eu un film montré récemment à la télé (Harkis), mais il y a surtout le livre magistral et poignant de celui qui a été mon capitaine en Algérie, Bernard Moinet, et dont j’ai longuement parlé dans mon Bloc-notes 2012 (voir : mon capitaine Moinet). Son livre : Ahmed, connais pas… le calvaire des Harkis, édit. Athanor, Paris, 1989. On y trouvait des témoignages terribles sur les tortures auxquelles beaucoup de ceux qui sont restés en Algérie ont été soumis. Des photos même : insoutenables. Un témoignage du propre régiment de Moinet, qui était aussi le mien (le 9ème Hussards), décrivant l’impossible sauvetage du groupe de harkis qui avait été rattaché au régiment, leur embarquement clandestin raté à cause de la coopération entre gendarmes français et représentants du FLN instaurée par des clauses de l’accord d’Evian qui n’auraient jamais dû être acceptées par la France. La façon scandaleuse de leur réception en France, les camps, la vie dans les camps, l’impossibilité d’en sortir. Et puis Moinet nous a aussi appris quelque chose que peu de gens savent : la haine du FLN les a poursuivis en France même, il y a eu des assassinats, et la CGT, là où elle le pouvait, par solidarité ancienne avec le FLN lors de la guerre, a souvent empêché les anciens harkis d’être embauchés (Moinet a eu des témoignages précis dans le Nord où il a vécu pendant un certain temps).

Alice Zeniter mélange fiction et autobiographie et il n’est pas toujours facile de séparer les deux. Mais peu importe. On sent bien que les faits essentiels rapportés dans ce roman correspondent à la réalité. Le grand-père de la fiction, celui de Naïma, et le grand-père d’Alice sont les mêmes. Kabyles, ils ont vécu dans les camps et ils n’ont pas parlé à leurs enfants. Rien dit de leurs sentiments, et rien dit des raisons qui ont fait qu’ils se sont trouvés du mauvais côté de l’Histoire. Le père de Naïma n’en parle pas non plus alors qu’Alice – elle le raconte dans une interview – a parlé avec son père, mais celui-ci ne sait pas grand-chose. Le voyage que Naïma décide de faire finalement pour retrouver le lieu d’où le grand-père est parti, on peut supposer qu’Alice a fait le même (elle le confirme d’ailleurs dans une interview). Sans avoir besoin d’un prétexte comme la Naïma de la fiction qui a l’occasion de partir à la recherche de dessins d’un peintre kabyle célèbre. La description du village et de la vie sur la montagne kabyle à l’époque française qui est aussi l’époque du grand-père, est conforme à la réalité, elle aussi. J’ai eu l’occasion de tomber dernièrement, tout-à-fait par hasard, sur la description d’un tel village par Mouloud Feraoun, un écrivain kabyle assassiné par l’OAS quatre jours avant le cessez-le-feu et que j’ai évoqué dans mon Bloc-notes 2012 (voir Mouloud Feraoun). L’ouvrage qui décrit la vie au village est celui-ci : Mouloud Feraoun : Jours de Kabylie, dessins de Brouty, Editions Baconnier, Alger, sans date. Et il donne un cachet d’authenticité au village du roman d’Alice Zeniter ! Il faut aussi croire, ce que raconte Alice Zeniter dans son roman, que même encore aujourd’hui il y a un malaise lorsqu’un descendant d’Algériens raconte que leur famille est arrivée en 1962. Un soupçon s’installe : donc une famille de traîtres ! Ce qui voudrait dire que la vieille vindicte du FLN envers harkis et Cie dont parlait Moinet n’est pas morte et se perpétue encore. Et touche même la 3ème génération !

Alice Zeniter, dans son roman, soulève beaucoup d’aspects intéressants de ce drame. D’abord elle met une fois de plus en lumière la façon honteuse dont les harkis ont été reçus en France. Une sacrée responsabilité. On les a laissés dans des camps devenus avec le temps des camps de travail. On les a traités comme des enfants, des gens primaires qu’on ne pouvait laisser affronter le monde extérieur, la société française. Alors qu’il aurait fallu tout faire pour les intégrer. Et d’abord leur apprendre le français et à lire et écrire. En Algérie j’ai eu pour tâche de donner une formation militaire superficielle (stage d’un mois) à deux groupes successifs d’une vingtaine de harkis (l’été 1960) (je le raconte au tome 4 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque, voir : S comme Simon Claude, Claude Simon et la guerre, ma guerre à moi). Je me souviens que pas un de ces candidats harkis ne parlait le français, la communication se faisant entièrement à travers mon Maréchal des Logis et mes Brigadiers, dont deux Kabyles. 

Ensuite, et c’est peut-être le plus intéressant de tout, elle creuse l’aspect culpabilité. Car c’est tout le problème. C’est d’abord la raison principale du silence de l’ancien. Il se sent fourvoyé. Peut-être pas coupable, mais perdu, ne sachant plus pourquoi il s’est retrouvé ici, coupé à jamais de son pays, malheureux, traité injustement par ceux à qui il a peut-être fait confiance ou pas, mais aux mains desquels il s’est livré. Est-ce sa faute ? Ou la faute des circonstances ? En tout cas il lui est impossible d’en parler. Et surtout à ses enfants. Auprès desquels il a de toute façon déjà perdu une bonne part de son autorité paternelle, de son prestige de père de famille traditionnel.

Ensuite il y a le sentiment des enfants. Et des petits-enfants. Et là c’est le mot traître qui apparaît. Pour la première fois. Car cette idée-là n’est certainement pas dans la tête de l’ancien. Ce sont eux que cela travaille. Sommes-nous les descendants d’un « traître » ? L’Algérie leur apparaît comme un pays qu’ils ne connaissent pas mais qui est leur pays d’origine, un pays qui a conquis leur indépendance. Or leur ancêtre à eux n’y a joué aucun rôle. Au contraire, il a été du parti des colonisateurs. Alors ? Se sentent-ils comme ces jeunes Allemands qui découvrent que leur père ou grand-père a été Nazi ? Ou SS ? Ou pire encore ? Ou ces Français, descendants de collaborateurs?

C’est là que l’enquête d’Alice Zeniter a tout son intérêt. Il faut d’ailleurs tout de suite dire que toute comparaison avec la situation française ou allemande est évidement à proscrire. La France a été occupée pendant 5 ans. L’Algérie a été colonisée en 1830, les liens entre Algériens et Français étaient étroits pendant une bien longue période. D’innombrables Algériens ont fait la guerre pour la France, dans deux guerres, ont eu des médailles (ont été à Monte Cassino, rappelle le roman). Et ils avaient le droit de ne pas être forcément pour l’insurrection. D’autant plus que celle-ci a été souvent particulièrement cruelle. Et a tout de suite pesé lourdement sur la population. L’interdiction de fumer, de consommer des boissons alcoolisées, de payer des impôts, d’envoyer les enfants à l’école, etc. Tout ceci avait également été raconté par Mouloud Feraoun dans son Journal (voir Mouloud Feraoun : Journal, 1955-1962, Points). Et Ahmed Larabi, le héros du livre de Moinet avait travaillé pour la ferme des Gomez dans l’Oranais, qui avait été attaquée par le FLN en 1956 : tracteur explosé, Gomez égorgé, bras et jambes coupés à la hache, sa femme éviscérée et brûlée avec toute la ferme. Alors Ahmed s’engage dans les harkis après avoir d’abord été choisi pour être envoyé à l’Ecole de Cadres de Cherchell, dans un programme appelé « Jeunes bâtisseurs de l’Algérie française ». Le grand-père de la Naïma du roman n’a jamais été harki. Simplement, au moment de l’indépendance, il a eu peur, une peur entièrement justifiée par les menaces qui avaient été proférées contre lui, et une peur pour sa famille qui était menacée comme lui. D’ailleurs, bien plus tard, son jeune frère qui avait disparu après l’Indépendance, revient au village, après des années de travaux forcés et de malnutrition volontaire, pour y mourir.

La violence était tout de suite là, dans ces villages de la montagne kabyle, dès le début de l’insurrection. Mouloud Feraoun raconte que la torture a commencé très tôt, chez les gendarmes et dans les prisons. Et les exactions des fellaghas aussi. Très vite les gens étaient entre deux feux. Quand j’étais en Algérie je me souviens qu’on parlait de troisième force. Et je me souviens aussi du fait que, très rapidement j’ai compris qu’une telle force était bien illusoire. Quand des deux côtés il y a violence comment voulez-vous rester au milieu. Vous n’avez pas le choix. Un chapitre du roman d’Alice Zeniter commence avec ces phrases : « Choisir son camp n’est pas l’affaire d’un moment et d’une décision unique, précise. Peut-être, d’ailleurs, que l’on ne choisit jamais, ou bien moins que ce que l’on voudrait. Choisir son camp passe par beaucoup de petites choses, des détails. On croit n’être pas en train de s’engager et pourtant, c’est ce qui arrive ». Le malheur d’Ali, le grand-père du roman, c’est qu’il est riche. Chef d’une grande famille dont la richesse remonte à l’acquisition, mythique, d’un pressoir. Mais il y a une autre famille dans le village, puissante elle aussi, et donc forcément opposée à celle d’Ali, ou du moins en concurrence, les Amrouche. Et comme par hasard c’est un fils Amrouche qui est chargé par le FLN à collecter l’impôt. Publiquement, devant tout le village réuni.  C’est un premier « détail » qui en entraînera d’autres qui feront un destin. 

Ainsi quand Ali retourne à la ville voisine, Palestro, où se trouve le local de l’Association des anciens combattants dont il est membre (encore un « détail » qui compte) il trouve exposé, nu, sur la place, son ami Akli égorgé : il avait affirmé avec véhémence qu’il n’accepterait pas, comme le demandait le FLN de renoncer à recevoir sa pension d’ancien combattant. Il y a la rencontre avec le capitaine français, la tentation de se mettre sous la protection de celui-ci devant la menace qu’il ressent venir du côté des fellaghas, etc. A quoi bon énumérer tous ces faits ? Ils relèvent de toute façon de la fiction et non du documentaire, mais Alice Zeniter a très bien fait son travail d’enquête. Tout est plausible, tout est réaliste.

Comme est réaliste la décision qui est prise plus tard, lorsque l’Indépendance arrive. Ce sont les autres qui ont gagné, ce qui ne paraissait pas très probable à Ali au début des évènements. Et les menaces se sont précisées. Il fallait se mettre à l’abri, pas seulement pour se protéger soi-même, mais pour protéger les siens, en tant que chef de famille, en tant que patriarche, qu’il est.

On peut trouver plusieurs interviews d’Alice Zeniter sur le net. On apprend que son grand-père réel n’était pas plus harki que celui du roman. Alice, elle, est une vraie intellectuelle, Normalienne, Professeur de français et écrivaine, alors que Naïma a interrompu ses études. Alice a fait comme Naïma le voyage en Algérie, deux fois même, en 2011 et 2013,  semble-t-il. Ce qui fait craindre que ce que Naïma découvre dans le village d’origine dans les montagnes de Kabylie, est vrai aussi : les Noirs, les Islamistes y sont toujours et ils y font toujours la loi !

Je ne sais si Alice Zeniter obtient demain lundi 6 novembre le prix Goncourt, mais ce que je sais c’est qu’il faut absolument lire son livre (d’ailleurs il a déjà reçu deux prix, celui du Monde et celui des Libraires de Nancy). Pas seulement pour se remémorer une histoire triste et qui n’est pas très honorable pour la France, mais parce que cette histoire est plus universelle que l’on croit. L’Histoire avec un grand H ne connaît pas que le noir ou blanc, le gris est bien plus fréquent. Les personnes qui ont perdu leur pays natal et qui ne se sont jamais entièrement remis de cette perte ni intégré dans leur terre d’accueil ont été nombreux dans le siècle passé et sont peut-être encore plus nombreux aujourd’hui. Et le fil de la mémoire qui casse ou ne s’est jamais noué entre générations est un phénomène qui nous touche tous. Surtout quand l’Histoire avec un grand H nous est passée dessus.

 

Post-scriptum (6 novembre 2017) : Non, Alice Zeniter n'a pas eu le Goncourt. Le jury a préféré l'accorder à un roman qui parle des crimes nazis. Le Renaudot a fait de même. Ils ont raison. Pourquoi remuer nos propres histoires pas toujours très nettes quand on peut rappeler les horribles méfaits de nos voisins !

 

PS-2 (18/11/2017) : Finalement Alice Zeniter a quand même obtenu il y a deux jours le Goncourt des Lycéens. C'est bien. Pour les Jeunes au moins.