Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Une visite à l'Amour du Noir

A A A

La semaine dernière nous avons passé quelques jours à Paris. Après une bien longue absence de près d’une année entière. Et, comme on a vendu notre pied-à-terre de la place Monge, on a bien été obligés d’aller à l’hôtel. Moi j’aurais bien voulu coucher à l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon. Mais Annie s’y est violemment opposée. Trop prétentieux, m’a-t-elle dit. J’ai bien essayé de lui expliquer que cela s’adressait, non aux clients de l’hôtel, mais à ceux qui couchent sous la coupole, elle n’a rien voulu savoir. Alors je me suis rabattu sur l’Hôtel des Dames du Panthéon qui se trouve à côté. Parce que je ne sais pas si vous êtes au courant, mais on y admet aussi les femmes au Panthéon, maintenant. Même qu’il a fallu modifier l’inscription qui se trouvait au front de l’édifice : aux hommes et aux femmes la nation reconnaissante. J’ai quand même été étonné de m’entendre dire par la réceptionniste : « on vous a réservé une chambre à l’étage des cocottes ». Ah, bon, il y a même des cocottes au Panthéon ?
En tout cas, dès que nous étions installés, après avoir déjeuné et une très courte sieste, je suis parti, avec ma canne et mon genou foutu, chercher ma première librairie du quartier. Vous me connaissez ! Et ma première cible c’était l’Amour du Noir, une librairie située tout en bas de la rue du Cardinal Lemoine, à quelques numéros du Boulevard Saint-Germain. Une trotte. Heureusement le Panthéon se trouve au sommet d’une colline. Donc on descend. Ça va. Pour le retour ce sera autre chose…

L’Amour du Noir est une véritable institution. La librairie n’est pas très grande mais impressionnante : sur les rayonnages qui vont du sol au plafond et qui entourent tout le local on trouve tous les livres policiers, romans noir et romans d’espionnage publiés depuis l’origine et dans le monde entier. Et ce qui ne se trouve pas sur les rayons, se trouve dans la cave. Moi j’avais un but bien précis. J’avais fait la connaissance d’un type assez extraordinaire sur le net (c’est plutôt lui qui m’a trouvé grâce à mes sites), un bourlingueur, anarchiste, passionné, écrivain et traducteur, Luc Baranger, installé au Québec (après avoir vécu à la Réunion, en Polynésie, chez les Papous et en plein d’autres endroits encore), puis mystérieusement disparu depuis juillet l’année dernière, alors qu’il m’avait assuré qu’il allait revenir en France (ayant même acheté une bicoque pour s’y retirer, du côté de la Grande Brière, m’a-t-il écrit), parti, peut-être, en Amérique du Sud, comme le pense son ami Dominique, universitaire français de Belfast, un autre de mes correspondants éminents du net. Parti sur un coup de tête, je suppose. Ce qui ne m’étonne pas de lui. C’est après avoir entendu un disque de J. J. Cale (en 1971. Il avait 21 ans, je crois) qu’il a vendu sa voiture, a quitté l’Angleterre pour l’Oklahoma pour rejoindre ce guitariste et rester auprès de lui pendant près de deux ans (il est vrai que J. J. Cale est devenu célèbre, l’un des trois plus grands guitaristes du XXème siècle, dit-il, celui qui a inventé le style « laid back » et dont une biographie en allemand vient de paraître. Luc me l’a envoyé. On y parle d’un Frenchie qui s’occupe auprès de J. J. Cale des filles et de la bière. C’est Luc !). C’est probablement encore sur un coup de tête que Luc est allé soutenir les Sioux à Wounded Knee lorsqu’ils ont été, une fois de plus, attaqués par le FBI. Alors, comme je viens d’entendre parler d’autres Indiens, les Mapuches de Patagonie qui seraient en guerre contre le groupe Benetton et d’autres richards qui les priveraient de leurs terres, je me demande si ce n’est pas là que Luc est parti…
Il faut dire que je viens de lire le dernier roman de Luc Baranger, sorti en janvier, et dont il m’avait envoyé des extraits : Dès les pâlissements de l’aube, paru chez l’éditeur Equateurs. C’est un livre dont je vais encore rendre compte mais auparavant je vais reprendre et résumer tous les livres que je possède et qui parlent de tous les torts que les Américains ont fait aux premiers occupants de la terre conquise. Car si ce roman semble, à première vue, raconter une histoire assez plaisante, celle d’un Indien Sioux qui s’est engagé dans les forces américaines venues combattre en alliés des Anglais et des Français lors de la guerre de 14-18, qui passe les lignes, va scalper quelques Fritz et ramener des officiers des renseignements allemands pour être interrogés par les renseignements américains, tout ceci avec le but secret d’être ainsi décoré par le général en chef et le poignarder à cette occasion pour venger ses parents assassinés à Wounded Knee, on s’aperçoit assez vite que l’histoire que raconte Luc Baranger est bien plus importante que cela : en fait il ressort, en la réduisant à l’essentiel, toute l’histoire de l’injustice subie par la malheureuse et puissante nation sioux. En mêlant à la fiction de nombreux faits historiques. J’y reviendrai.
Mais, en attendant, j’entre dans la librairie et je demande : est-ce que vous avez quelque chose de Luc Baranger (car je savais qu’il avait aussi écrit des romans policiers) ? Aussitôt le grand type qui était assis derrière son bureau, et que je connaissais depuis longtemps, se lève, et, sans consulter son ordinateur, va inspecter ses rayonnages et puis revient vers moi, en tenant un bouquin : Tupelo Mississippi Flash, série noire Gallimard, 2004. Très bien. Effectivement Luc m’avait parlé de ce bouquin. Je crois que c’était le deuxième roman noir qu’il avait réussi à faire publier chez Gallimard. Mais je sais aussi qu’il a traduit de nombreux auteurs américains, vous auriez peut-être, également, l’une de ses traductions ? Alors le type retourne à ses rayons. Toujours sans l’aide de son ordi. Cela lui prend quand même un peu plus de temps. Et puis il revient vers moi. Avec La longue route d’A. I. Bezzerides, traduit de l’américain par Luc Baranger, Gallimard/La Noire, 2001. Parfait. J’y reviendrai.
Et puis je me souviens que l’Amour du Noir possède d’autres richesses. De merveilleuses collections de romans de science-fiction et de fantastique (la héroïque-fantaisie). Qu’on ne trouve plus. Comme les magnifiques livres de l’éditeur OPTA, disparu depuis fort longtemps. Alors je demande au grand : Ursula Le Guin avait parlé de trois auteures américaines qui ont été les premières à se lancer dans le genre fantaisie. J’en connais deux, Cherryl et Tanith Lee, mais je n’ai jamais entendu parler de la 3ème, je crois qu’elle s’appelle Kurtz. Alors il repart et il revient avec six livres au moins : oui, dit-il, c’est celle qui a fait la série des Derynis, Katherine Kurtz !
Epaté, j’en prends trois. Les trois premiers, semble-t-il. Là aussi je vous en parlerai. Plus loin. Et puis, avant de payer, je me promène un peu, jetant un regard par-ci par-là. Et alors, là, la vraie surprise. Un Traven. En français. Que je ne pensais vraiment pas trouver là. Ceux qui me lisent savent quelle admiration j’ai pour B. Traven. Je suis probablement celui, en France, qui a le plus étudié sa vie, ou ce qu’on en sait, son secret, et toute son œuvre. Voir sur mon site Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4 : Ecrivains rebelles : B. Traven.

B. Traven : Le Chagrin de saint Antoine
Le bouquin en question : B. Traven : Le chagrin de saint-Antoine et autres histoires mexicaines, La Découverte-Poche, 2009. Superbe reproduction en page de couverture d’un tableau politique de Diego Rivera : Vision politique du peuple mexicain : le maître du village. Ce qui correspond bien à la réalité décrite par B. Traven dans sa grande suite de six romans du cycle de la caoba (ou du Mahagoni ou de l’acajou) jamais entièrement traduite en français. La réalité du grand propriétaire de l’hacienda, l’Espagnol, qui exploite ses Indiens comme de véritables esclaves, comme si le temps de la Conquête ne s’était jamais arrêté. On s’arrange pour endetter les travailleurs (en leur vendant leurs outils, la nourriture et tout ce dont ils ont besoin pour vivre) de façon à les tenir à jamais à merci (c’était aussi la pratique au Brésil des grands producteurs de cacao, voir Amado, et quand les travailleurs s’enfuyaient, on pouvait tranquillement leur tirer dessus, puisqu’ils étaient des débiteurs, donc des voleurs !). Au début du cycle de la caoba, les jeunes se vendent aux exploitants forestiers pour libérer leurs vieux de la dette de l’Espagnol !
Le traducteur du livre que je viens de dénicher, un certain Pascal Vandenberghe, présente l’écrivain d’une manière extrêmement sympathique dans sa préface intitulée : La dignité oubliée de B. Traven. Et tout ce qu’il en dit est tout-à-fait véridique (sauf que Traven n’a jamais utilisé le prénom Bruno, c’est un de ses biographes qui a dû l’inventer). Et il regrette comme moi qu’aucun éditeur français n’ait eu l’idée de traduire la totalité de son œuvre (je me demande si on connaîtrait le Trésor de la Sierra Madre si John Huston n’avait pas eu l’idée d’en faire un film). Quant aux romans du Cycle de la Caoba traduits en français, Vandenberghe n’en voit que trois : La Charrette, qui aurait été traduit de l’espagnol (!), Le Gouvernement, qui aurait été traduit de l’anglais (!), cette fois-ci, et le titre changé en Indios (!). Seule La Révolte des Pendus aurait été traduite de l’allemand (alors que l’éditeur indique : traduit de l’anglais !). La honte !
Les nouvelles traduites de l’allemand par Pascal Vandenberghe sont les suivantes :
Le Chagrin de saint Antoine. C’est l’histoire assez plaisante d’un mineur mexicain qui a perdu sa montre dont il était plutôt fier et qui compte sur le Saint qui est, comme on sait et comme le curé lui avait appris, spécialisé dans ce genre d’affaires, pour la lui retrouver. Lui offre des cierges. Puis le menace. Et, pour finir, le noie. Et, comme par hasard c’est à ce moment-là qu’il retrouve sa montre…
Histoire d’une bombe. Encore une histoire qui se passe chez les mineurs. Qui ne veulent pas entendre parler de police, de juges et autres fonctionnaires de l’Etat. Des gens qui « vivent des impôts des gens ». Alors quand une femme est tuée par la bombe lancée par un mari rendu cocu, le jury le déclare innocent. Et, un peu plus tard, c’est lui qui est tué par une bombe.
Comment dompter un tigre. Une histoire délicieuse. Attendez un peu. Je vais vous la raconter.
Dynamite. Censée montrer la simplicité de l’esprit des mineurs. Je regrette pour Traven, mais elle me semble un peu raciste. Ce qu’il n’est pas. Certainement.
Une histoire vraiment sanglante. Censée se passer au moment de la révolution de Pancho Villa. Qui n’aimait pas les journalistes. Au point de faire planter leurs têtes sur la pointe des barreaux des balcons de son hôtel.
La sentinelle. Encore une histoire sur la « simplicité » des mineurs. Sans intérêt.
Achat d’un âne. Une histoire désopilante. Je l’ai racontée dans ma note sur Traven (voir ci-dessus). Je l’avais d’abord lue dans sa version anglaise, Burro trading, parue dans B. Traven : The Nightvisitor and other stories, édit. Cassel, Londres, 1967 (édition originale). On y trouve aussi l’histoire de la bombe (intitulée en anglais : Tin can. Il faut dire que les bombes artisanales de l’histoire sont faites de boîtes de conserve remplies de dynamite et munies de mèches. C’est assez simple à fabriquer, surtout pour un mineur qui dispose toujours de dynamite !). Et l’histoire du tigre, intitulée Submission (Patience, j’y viens !).
Les six histoires (dans l’original allemand) sont comprises dans un des volumes de l’œuvre complète parue chez Gutenberg/Diogenes : Der Banditen-doktor – Erzählungen III, Diogenes Taschenbuch (avec l’autorisation de Büchergilde Gutenberg), Francfort, 1983. Trois volumes sont consacrés aux nouvelles de B. Traven, Le premier comprend ses écrits parus sous le nom de Ret Marut : Die Geschichte vom unbegrabenen Leichnam – Erzählungen I. L’Histoire du cadavre sans sépulture est de loin la meilleure de toutes ces nouvelles. Elle annonce déjà, par le ton sarcastique, les nouvelles mexicaines. J’en parle dans ma note sur Traven. Quant au deuxième volume de nouvelles, il est déjà consacré aux écrits mexicains : Ungeladene Gäste – Erzählungen II.
Alors venons-en au Tigre. Ou plutôt à la tigresse. Luisa avait tout pour elle. Une grande beauté. Eduquée. Riche, indépendante, ayant perdu ses deux parents, propriétaire d’une sellerie. Mais terriblement gâtée depuis son enfance, jamais contrariée, ni par ses parents, ni, plus tard, par sa tante et sa grand-mère, elle avait un terrible défaut, un caractère de feu, n’acceptant jamais la moindre contradiction, et voulant toujours dominer l’autre. Beaucoup de prétendants ont essayé de la conquérir, certains ont même réussi à se fiancer avec elle, mais le clash s’est toujours produit avant que le mariage puisse se conclure. Et maintenant sa réputation était faite. Plus personne ne s’y risquait. Bientôt elle aurait 24 ans, ce qui, au Mexique, signifie que vous êtes déjà vieille fille. Pour toujours. Mais cela ne l’inquiétait nullement. Pourquoi se marier, après tout ? Et voilà que Don Juvencio la remarque, à un bal. Et qu’elle lui tape dans l’œil. Il était relativement aisé, propriétaire d’une petite hacienda pas loin de la ville. Il commence à fréquenter la sellerie de Luisa. On ne sait s’il connaît la réputation de sa belle. Il la voit de plus en plus souvent, est invité chez elle. En tout bien, tout honneur, évidemment, avec sa tante et sa grand-mère. Et puis la demande en mariage. Ils se fiancent. Toute la ville attend de voir ce qui va se passer. Et, effectivement, une discussion sur la qualité des cuirs déclenche l’ire de la belle. Qui lui jette une cruche à la tête. Mais bizarrement Don Juvencio revient. Semble accepter le caractère de Luisa. Sa vérité, sa domination. Et ils se marient. A l’hacienda, ce jour-là, ou plutôt ce soir-là, Luisa reste seule dans son lit. Bizarre, se dit-elle. Elle avait lu des romans, avait des amies qui avaient eu des enfants et savait plus ou moins qu’il devait se passer quelque chose la nuit des noces. Or les nuits suivantes, c’est pareil. Luisa est seule dans son lit. Là elle commence à se poser des questions. Il doit quand même savoir ce qu’on fait quand on est mariés. Il a pourtant l’air vigoureux. Mais, bon. Le lendemain matin, après la soi-disante nuit de noces, Juvencio, arrivé dans la salle à manger, demande : « Où est le café ? ». « Demande à Rosita, je ne suis pas ta bonne », lui répond Luisa. Et Juvencio va à la cuisine se chercher son café lui-même.
Et puis arrive la fameuse scène. On est au début d’un chaud après-midi tropical. Tout le monde se repose dans le portico, bien à l’ombre. Juvencio, dans son fauteuil à bascule, lit le journal. Luisa lit un livre, couchée dans son hamac. Le perroquet, sur sa balançoire, rêve, croasse doucement, de temps en temps. Le chat sommeille, allongé sur le dos sur la plus haute marche de l’escalier, la tête en arrière. Le cheval préféré de Juanito est attaché à l’ombre, à un arbre du patio. Lui aussi vit au ralenti de la chaleur de l’après-midi, baissant sa tête, presque jusqu’au sol, puis la relevant. Tout-à-coup Juvencio pose son journal sur la table, regarde le perroquet et l’appelle : « Eh, Loro, va me chercher un pot de café et une tasse à la cuisine, j’ai soif ». Le perroquet, réveillé, se passe une patte sur la nuque et puis cherche à reprendre sa sieste. Juvencio sort son revolver de sa ceinture, ajuste le perroquet, et tire. Le perroquet cherche encore à s’agripper à sa balançoire, puis tombe au sol. Mort. « Ridicule », murmure Luisa. Puis Juvencio s’adresse au chat : « Eh, Gato, va me chercher un pot de café et une tasse. J’ai soif ». Là Luisa se décide à intervenir : « Pourquoi tu ne demandes pas à Anita de t’apporter du café ? ». « Si je veux qu’Anita m’apporte du café je demande à Anita. Là je demande au chat ». « Eh, Gato, tu as entendu ce que je t’ai ordonné ? ». Le chat ne bouge pas. Il faut dire que les chats, comme l’explique Traven, sont les seuls animaux domestiques qui ont « le privilège supérieur de recevoir leur subsistance sans avoir aucune obligation de se montrer reconnaissant par le moindre travail ». Même s’ils s’abaissent à chasser une souris de temps en temps c’est pour leur propre plaisir pas pour se montrer complaisant envers les humains. Mais là le gato de don Juvencio va avoir un problème. Je le sens. Effectivement, comme le chat ne bouge toujours pas, Juvencio reprend son revolver, vise et tire. Le chat se roule sur lui-même puis ne bouge plus. Mort. Quant à Juvencio il appelle son garçon de ferme, lui demande de lui amener son cheval. Et de l’attacher près de l’escalier qui mène au portico. Juvencio regarde longtemps son cheval. Son fidèle ami. Comme peut l’être un cheval pour un Mexicain, puis : « Olla Caballo, trotte jusqu’à la cuisine, et ramène un pot de café et une tasse, j’ai soif ». Tu es fou, crie Luisa. « C’est mon cheval », dit Juvencio, « il est sur mon hacienda et je peux ordonner ce que je veux à mon cheval sur mon hacienda ». Et il prend à nouveau son revolver, appuie son bras sur la table pour viser et tire. Le cheval tremble et s’écroule. Mort lui aussi. Luisa est folle de rage, jette son livre par terre, si violemment que les pages se déchirent. Alors Juvencio, tenant toujours son revolver, souffle dessus, l’essuie un peu, puis d’une voix calme, d’un calme mortel, dit : « Luisa, va me chercher un pot de café et une tasse, j’ai soif ». En même temps il pose un regard froid sur sa femme, lève le revolver et le balance un peu. Luisa voit ce regard, devient toute pâle, la gorge serrée, sort lentement de son hamac et tout doucement : « Oui, Juvencio, tout de suite ». Et quand celui-ci a enfin pu boire son café, il dit « Gracias », puis fait seller un autre cheval et s’en va inspecter sa trapice, sa sucrerie. Et avant de partir il dit à Luisa : « Licha (le nom qu’il utilisait quand ils étaient fiancés), ramasse les feuilles par terre, j’irais demain en ville pour faire réparer ton livre ». Et Luisa se met aussitôt à genoux pour les ramasser. Le soir il frappe à la porte de la chambre de Luisa. Entre, dit-elle. Il s’assied sur le lit, lui caresse les cheveux, lui demande : « Licha, qui commande dans cette maison ? ». « Toi », dit-elle en riant. Et puis ils font ce qu’on fait d’habitude quand on est mariés. Et là, au lit, dit Traven, on ne se pose plus de questions. « Dans ce lieu un résultat satisfaisant ne peut être atteint que quand l’homme ordonne et que la femme se soumet volontiers et de bon cœur ».
Et là, évidemment, je me pose la question : est-ce que B. Traven, par hasard, ne serait pas un peu machiste ? Vous vous posez la même question ? Oui, c’est vrai. Je comprends. Mais d’un autre côté je vous rappelle qu’il s’agit d’histoires mexicaines. Or le Mexicain est machiste. C’est bien connu. Donc l’auteur n’a pas le choix. Quand il veut décrire les choses comme elles le sont…
Et puis Shakespeare, quand il a raconté la même histoire, était-il machiste ? L’accuse-t-on d’être machiste ? Et Traven s’est-il souvenu de la Mégère apprivoisée en racontant cette histoire ? Oui, je crois. A un moment donné il se demande si Don Juvencio a entendu parler de Monsieur Shakespeare. Et puis il poursuit : oui, mais Juvencio est assez mexicain « pour savoir que les recettes anglaises de domptage ne peuvent s’appliquer au Mexique, où seule l’expérience acquise dans la brousse a des chances de permettre le succès ». Au fait c’est quoi les recettes anglaises ? Il faut que j’aille relire le grand connaisseur des hommes et des femmes qu’était Shakespeare. Je vois qu’un critique écrit que l’auteur de la célèbre pièce était plus subtil. Que Petruccio prend Katharina a son propre jeu, lui fait croire qu’il admire ses pires extravagances et, finalement, la vainc par l’humour et l’amour. Pourquoi pas ? Je vais aller vérifier tout ça. En attendant il faut encore que je vous parle de la suite de la nuit d’amour de Luisa et Juvencio. Avant de s’endormir Luisa est encore tracassée par une question. Qu’elle se décide à poser car, comme dit Traven, les femmes ne peuvent se décider à abandonner une affaire qui n’est pourtant pas vitale. « Venchito », dit-elle, « est-ce que tu m’aurais vraiment tiré dessus si je ne t’avais pas apporté le café ? ». Alors Juvencio, déjà à moitié endormi, lui répond froidement et calmement : « Je t’aurais abattue avec plus d’assurance et de fermeté que mon cheval. Et à cause de toi, j’aurais été condamné à mort et exécuté ; mais je vais devoir chercher longtemps et dans beaucoup d’endroits avant de trouver un aussi bon cheval que l’était celui-là, le meilleur d’entre eux, que j’ai dû tuer pour te montrer combien j’étais décidé. Buenas noches ! ».
« Tout homme capable d’apprécier et d’aimer sincèrement un bon cheval comme l’est le Mexicain », écrit Traven, « comprendra aisément que c’était là le plus ardent aveu d’amour qu’un homme puisse faire à une femme ».

Katherine Kurtz : Les Derynis
Après vérification je m’aperçois que ce n’est pas Ursula Le Guin qui avait parlé de Katherine Kurtz, mais David Walther, le grand spécialiste français de la science-fiction, créateur du Club du Livre d’Anticipation des anciennes Editions OPTA. J’en parle au tome 2 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque : Fantastique et science-fiction. Walther parlait de quatre « femmes démiurges » : Ursula Le Guin, bien sûr, C. J. Cherryhl (le cycle d’Irvel), l’Anglaise Tanith Lee (avec le très bel Electric Forrest) et, enfin, cette Katherine Kurtz qui est Américaine, née en Floride, a commencé des études scientifiques avant de s’intéresser à la littérature anglaise du Moyen-Âge. Et d’avoir le coup de foudre. Et la révélation. Elle est partie s’installer en Irlande. Et a créé ce monde très largement inspiré d’une époque, le Moyen-Âge, et d’une terre, l’archipel britannique (plutôt sa partie nordique. Il y a de la neige, des hautes montagnes, des cols infranchissables en hiver et la mer du Nord). Un monde dans lequel elle a introduit un peuple qui diffère des autres hommes, par certains pouvoirs magiques. C’est pour cela que les trois livres que j’ai acquis chez L’Amour du Noir comportent dans leurs titres le mot Magicien : Katherine Kurtz : Le réveil des Magiciens (Editions Pocket/Calmann-Lévy, 1994), La chasse aux Magiciens (1994) et Le triomphe des Magiciens (1995). Ce que je trouve un peu regrettable. D’ailleurs le mot n’existe pas dans les titres anglais (Deryni rising, Deryni checkmate et High Deryni).
Si Ursula Le Guin est antérieure aux trois autres puisqu’elle est née en 1929 et que son premier roman d’importance, Le Monde de Rocannon, a paru en 1966, les autres sont nées dans les années 40 (Cherryh en 1942, Kurtz en 1944 et Tanith Lee en 1947) et ont toutes commencé à publier au cours des années 70. Donc évidemment influencées par Tolkien. Sont-elles féministes ? Tanith Lee est décrite sur le net comme une écrivaine de science-fiction féministe et Katherine Kurtz est mariée avec une femme, mais le féminisme ne me semble pas évident dans leurs écrits sauf pour Ursula Le Guin qui s’est non seulement intéressée à la question, mais a traité de la Femme dans la fantaisie dans sa grande œuvre Terremer. Voir ce que j’en dis sur mon Bloc-notes 2018 : Décès d’Ursula Le Guin et mon Bloc-notes 2019 : La Femme dans la SF et la Fantaisie (Ursula Le Guin). Et si Tanith Lee n’a fait qu’une année universitaire, les trois autres sont des intellectuelles et ont fait des études universitaires variées. Ursula Le Guin a étudié les littératures française et italienne (de la Renaissance) à la Sorbonne, a eu un doctorat en littérature à l’Université de Columbia et n’a cessé de réfléchir sur la SF et la Fantaisie (et de publier ses réflexions). C. J. Cherryh a étudié l’archéologie, la mythologie et l’histoire de l’ingénierie, puis la littérature classique et a enseigné le latin, la littérature classique et l’histoire. Quant à Katherine Kurtz elle commence par des études de chimie er de médecine avant de bifurquer vers l’histoire médiévale anglaise qu’elle étudie d’abord à l’Université de Miami puis à celle de Los Angeles (UCLA).
J’ai commencé à lire les trois livres de Kurtz déjà à Paris avant de les terminer dans le train de Paris à Luxembourg. Dont le temps de trajet m’a paru particulièrement court tellement j’ai été pris par l’histoire. Cela vous étonne ? Je vous rappelle ce qu’a dit Tolkien : « Le créateur d’histoires est en réalité le créateur d’un monde secondaire dans lequel votre esprit peut entrer. A l’intérieur de ce monde tout est vrai car conforme aux lois de ce monde. Vous y croyez donc tant que vous êtes vous-même à l’intérieur de ce monde. Si vous n’y croyez plus, le charme est rompu. La magie, l’art du conteur ont failli. Vous êtes de retour dans le monde primaire et vous regardez ce petit monde secondaire avorté de l’extérieur ». Tout dépend donc de la façon dont l’écrivain gère son récit. De son écriture. Et sur ce plan-là l’écriture de Katherine Kurtz est une réussite. Oui, mais alors vous allez encore me demander : mais si les lois de ce monde secondaire ne sont pas rationnelles, cela ne vous gêne-t-il pas ? Pas du tout. Je vous rappelle que les trois quarts de l’humanité – au moins – croient à un Dieu ou à une multitude de dieux et à plein d’autres faits surnaturels. Pour de vrai. Cela me gêne beaucoup plus. Je vous suggère de vous pencher, par exemple, sur le Livre saint des Mormons. Cela dépasse de loin toutes les fantaisies d’Ursula Le Guin, de C. J. Cherryh et de Katherine Kurtz réunies. Et eux ils y croient, dur comme fer. Alors qu’aux aptitudes magiques des Derynis de Katherine Kurtz je ne crois que tant que je suis plongé dans sa fiction. Et puis surtout, ne me dites pas que c’est enfantin tout ça. Ecoutez ce que dit Le Guin : « L’idée que la fantasy serait réservée aux immatures découle d’une incompréhension à la fois de la maturité et de l’imagination ». Et puis la fantaisie n'empêche pas de réfléchir à d’autres problèmes. Comme au fanatisme religieux qui imprègne l’évêque Loris d’une haine absolue envers les Derynis. Comment la différence (toujours avec les Derynis) crée la peur, le malaise, puis le racisme irrationnel. La réflexion aussi sur le bien et le mal, et que les dons particuliers, magiques ou non, dont on est pourvu peuvent être utilisés aussi bien pour l’un que pour l’autre…
Il y a un homme auquel toutes ces « femmes démiurges » comme les hommes démiurges d’ailleurs, sont redevables, c’est Tolkien. Ursula Le Guin le raconte : c’était un véritable choc que la découverte de la trilogie de l’Anneau aux Etats-Unis après la fin de la guerre. La folie dans toutes les Universités, chez les étudiants. Or Tolkien a fait quelque chose d’unique : il a passé une bonne partie de sa vie pour créer son monde. Il a même appris quelques mots de finnois, paraît-il, en s’inspirant de la grande épopée finlandaise, le Kalevala, pour créer la langue des Elfes. Il a voulu renforcer la réalité, la vérité du monde qu’il avait créé, en lui donnant de la profondeur, une mythologie, des légendes, des langues, des écritures, une histoire. Et c’est vrai que cela donne une épaisseur à son épopée à lui. Mais je crois qu’il ne faut pas que ce travail devienne trop visible. Katherine Kurtz ajoute à la fin du troisième tome de cette première trilogie des Derynis deux appendices, l’une consacrée à une chronologie historique des royaumes de son histoire, avec les noms et les années de règne de leurs rois, et l’autre à une étude pseudo-scientifique des bases génétiques qui transmettent les dons magiques des Derynis. Et là elle a tort. Cela devient ridicule. Le charme est rompu. Il est préférable de ne pas plonger dans les secrets de la fabrication de la fiction. Que ces secrets restent des secrets !

Luc Baranger : Tupelo Mississippi Flash (Série noire/Gallimard, 2004) et A. I. Bezzerides : La longue route, traduction Luc Baranger (La Noire/Gallimard, 2001).
Je serai plus court pour le roman de Luc Baranger. J’espère qu’il m’excusera, mais je vais parler bien plus longtemps de lui et de son écriture lorsque j’évoquerai son roman paru en janvier (Dès les pâlissements de l’aube). Il y a du San-A ou plutôt du Frédéric Dard, peut-être un peu moins noir quand même, dans Tupelo. Mais on y trouve surtout du Luc. Ses départs (il est de la race des hommes qui ont des valises plutôt que de celle qui ont des meubles, je crois que c’est le journaliste Londres qui faisait cette distinction) : ici c’est d’abord le père et son ami qui partent en Amérique chasser l’alligator, puis ce sont leurs fils de 14 ans. Le narrateur, grâce à un coup de chance, y arrive en Amérique. Et dans un endroit qui enchante le Luc : la Louisiane, les bayous (il m’avait envoyé un petit texte, vraie pépite par le style, sur la Nouvelle Orléans, où il rend visite à celui qui est son ami, dit-il, James Lee Burke, le père du détective Dave Robicheaux). Là le jeune héros fait la connaissance d’un certain Bocephus Artimus Rowside qui parle un drôle de français, « avec un accent bizarre, mi-américain, mi-paysan de chez nous ». Qui l’emmène dans les bayous, manger des écrevisses, écouter la musique cajun, et même se faire dépuceler dans un bordel du Quartier français de la Nouvelle Orléans. Et puis il y a le nom de Tupelo qui, forcément, plaît à l’amoureux de toutes les musiques américaines. Voici comment débute son bouquin : « Tupelo. Ce nom ébranle-t-il en vous quelque souvenir musical enfoui ? Non, pas vraiment, hein ? C’est pourtant dans cette bourgade du Mississippi, absente de la plupart des cartes, j’en conviens, que vit le jour un agité du pelvis qui fit beaucoup en son temps pour les consommations de Gomina et de beurre de cacahuète, le port du blouson de cuir, le déhanchement suggestif et la mièvrerie hukulélée made in Honolulu ». Elvis, pelvis, tiens, tiens, je n’y avais pas pensé. Et le style du reste de son livre est du même acabit. Bien plaisant.
Le roman de Bezzerides est un vrai roman noir. Dans la lignée des autres romans noirs américains de l’époque (il date de 1938). Dont j’ai longuement rendu compte dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 5 : Roman noir et cinéma noir américains. Le titre anglais est Long Haul. On en a fait un film en 1940, intitulé simplement : They drive by night (ils conduisent la nuit. Le titre français, on se demande pourquoi, car il n’y en a pas dans le roman, est : Une Femme dangereuse), direction Raoul Walsh avec Humphrey Bogart et George Raft. Car c’est un poignant témoignage sur le drame des routiers en Californie, exploités par ceux qui gèrent le fret. Fret des fruits et légumes (oranges, citrons, pommes, pommes de terre, raisins, etc.) mais aussi de bière, de sel, d’essence, de dynamite, de beurre, etc. Le drame c’est les voyages trop longs, nécessaires pour rembourser leurs dettes (pour l’achat du camion) alors que les commissionnaires ne payent pas ce qu’ils leur doivent. Et la fatigue cause l’accident. On lutte contre le sommeil (je suis tombé récemment sur un roman précoce de Frédéric Dard qui parle de routiers lui aussi et de ce qui était justement leur principal problème à l’époque, l’endormissement : Batailles sur la route. Dernier roman de sa période lyonnaise. A re-paru chez Fleuve Editions, en 2022). Et quand le sommeil gagne la partie, la mort la gagne du même coup.
Qui était Bezzerides ? Il était né en Turquie, d’une mère arménienne et d’un père grec, immigrés très tôt aux Etats-Unis, installés d’abord sur la Côte Est avant de venir s’installer en Californie. Bezzerides a bien connu le sort des chauffeurs de camions puisqu’il a accompagné son père qui exerçait ce métier. Hollywood lui a acheté les droits de son roman pour des peanuts. Et puis lui a offert de devenir scénariste. En 1949 il publie un deuxième roman qui se passe lui aussi dans le milieu des transports routiers et où un jeune chauffeur, au retour de la guerre, se met à son compte et découvre à son tour le racket, l'exploitation et la corruption qui règne dans le milieu du commerce et du transport de fruits et légumes. Le roman s’appelle Thieves Market (le Marché des Voleurs), et cette fois-ci c’est Jules Dassin qui le met en scène avec le titre : Les Bas-fonds de Frisco. Plus tard encore Bezzerides est le scénariste du film tiré par Robert Aldrich d’un roman célèbre de Mickey Spillane (qui se trouve dans ma bibliothèque) : Kiss me deadly avec le fameux détective Mike Hammer.
Sur le net on trouve une interview de Bezzerides faite en France (en 1966) par un certain Serge Kaganski que je trouve extrêmement intéressante. A cause de ce qu’il dit des producteurs. Ainsi, à propos du Long Haul : « Ils ont trop changé le bouquin, ils en ont fait une histoire violente. Le sujet du roman n’était pas la violence, c’était les escroqueries quotidiennes, banales, ordinaires dans le milieu des routiers et des marchands fruitiers. Le même sujet que dans Le Marché aux voleurs. Mes escrocs ne sont pas des figures exceptionnelles mais des gens ordinaires ». Et encore, toujours à propos du Thieves Market : « Le film parle de la mafia, mon bouquin parle de la société. Pratiquement tout le monde essaie de baiser tout le monde pour s’en sortir, c’est la vie et ce n’est pas limité à la mafia ».
Je me demande si Luc Baranger a lu cela. Ou s’il a pu s’entretenir avec Bezzerides. Peut-être. Puisqu’il a traduit Long Haul en 2001 et que le Gréco-Arménien n’est décédé qu’en 2008 à 98 ans. C’est que je soupçonne fort Luc d’être pas mal anarchiste et que la réflexion de Bezzerides est typiquement anarchiste. Car les Anarchistes, contrairement aux socialistes et aux gens de gauche en général, ne se font aucune illusion sur l’Homme. Dès qu’un homme, n’importe quel homme, a le pouvoir il est tenté de dominer et d’exploiter. C’est ce que pense Traven. Cela m’avait frappé à la lecture de la Rose blanche (Die weiße Rose), un roman pas très réussi d’ailleurs, un peu trop manichéen, mais où même l’abominable capitaliste a des côtés humains et où Traven fait clairement entendre que le prolétaire et l’Indien, placés dans la même situation que le capitaliste, seraient capables des mêmes turpitudes. Ce qui n’empêche pas Traven d’avoir une immense pitié pour ceux qui sont écrasés, exploités ou simplement malheureux. Comme la mère de l’enfant noyé dans ce chef d’œuvre qu’est Le Pont dans la Jungle. Qui est tout simplement l’histoire de la mort d’un enfant et de la douleur d’une mère. Et comme cela me permet de terminer cette note avec mon ami Traven avec lequel je l’ai commencée, je suis aussi content de pouvoir vous montrer que, loin d’être un terrible machiste, il est un homme qui est capable de rendre aussi un hommage poignant aux mères. Même à des mères non-blanches, des Indiennes. De ces Indiens qui jusqu’à la Révolution de 1911 n’étaient considérés que comme des animaux qui savaient parler, rire et pleurer, écrit-il. Mais qui aussi bien pour l’Etat et l’Eglise que pour la littérature ne pouvaient avoir une âme humaine. Et c’est la raison pour laquelle il avait placé cet exergue en tête de son roman :
Aux Mères
de tous les peuples
de tous les pays
de toutes les langues
de toutes les races
de toutes les couleurs
et de toute créature
vivante